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le Point d’orgue, dans l’admirable esquisse traduite sous le titre de l’Élève de Tartini, — et qui contient en germe l’idée essentielle du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, — soit qu’il se contente de les mêler incidemment à l’intrigue de ses récits : nous sentons en outre que la principale beauté de son art, — cet élément « hoffmannesque » dont l’influence a été considérable dans le développement de notre poésie et de notre prose romantiques françaises, — que toute l’originalité vivante du génie du conteur berlinois lui vient d’une certaine conception « musicale » du sentiment poétique. La jeune fille dont l’âme s’écoule dans le chant d’un violon, par exemple, ne nous offre-t-elle pas le charme pénétrant d’un certain symbolisme d’ordre tout musical ? Et quand Hoffmann nous raconte l’aventure d’un hôte mystérieux qui apparaît au moment où les invités s’entretenaient d’un personnage tout semblable, quand il nous décrit la rencontre à Berlin, vers 1810, du compositeur d’Orphée et d’Alceste, mort depuis un quart de siècle ; ou même lorsqu’il nous divertit ingénument en nous faisant assister aux travaux et aux joies des apprentis d’un maître-tonnelier de Nuremberg, ne nous semble-t-il pas que ces fables de toute espèce diffèrent de l’ordinaire des fictions analogues par la qualité spéciale de l’émotion qu’elles traduisent, et que cette émotion appartient, pour ainsi dire, à la « catégorie » de la musique, — étant à la fois saisissante et indéfinissable comme celle qui s’exhale d’un quintette de Schumann ou d’une ouverture de Weber ? Jusqu’au terme de sa brève carrière d’écrivain, Hoffmann n’a été redevable qu’à la musique de son pouvoir d’agir profondément sur nous ; « devenu auteur, » le musicien qu’il était a survécu en lui ; et qui sait si, même « représenté dignement, » selon qu’il le rêvait, son opéra d’Ondine lui aurait permis de nous procurer, d’âge en âge, les jouissances « musicales » qui naissent pour nous de son Point d’orgue et de son Don Juan ?


T. DE WYZEWA.