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raisons d’intérêt et ces raisons de sentiment, le mouvement d’opinion qui s’accentuait de plus en plus, tout cela, peu à peu, enhardissait Vergennes, le décidait à témoigner aux colons révoltés mieux qu’une sympathie platonique, sans pourtant qu’il osât encore se déclarer ouvertement pour eux. Les assister sous-main par des envois d’argent, d’armes, de munitions, en continuant à protester de la neutralité française, c’est le parti auquel il s’arrêta, parti qui mériterait sans doute le reproche de duplicité, si les principes de la morale courante étaient de mise en matière politique. Un exemple, entre vingt, suffit à indiquer la méthode de Vergennes : aux instances répétées des députés américains pour obtenir deux cents pièces de canon et l’équipement de 25 000 hommes, le Cabinet de Versailles oppose le plus catégorique refus ; mais Beaumarchais, sous un nom supposé, reçoit la mission clandestine d’expédier ces subsides par des voies souterraines. L’Angleterre, disons-le, n’est pas longtemps dupe de ce jeu ; elle use bientôt de représailles, saisissant nos vaisseaux sous prétexte de contrebande et exerçant maintes vexations sur les marins français. Deux pleines années durant, les relations diplomatiques entre les Cabinets de Londres et de Versailles ne sont qu’une série continue de plaintes, de récriminations, de réclamations réciproques, pour la plupart également justifiées, amenant entre les deux nations une tension progressive, dont l’issue n’était guère douteuse.


Chaque jour, d’ailleurs, des incidens nouveaux ajoutaient à l’effervescence. Il faut noter parmi les plus retentissans le départ du jeune La Fayette pour la colonie insurgée. Les députés américains, en séjour à Paris, cherchaient à recruter, pour leurs milices improvisées, des chefs notoires, propres à les instruire et à les diriger ; leur propagande s’exerçait particulièrement parmi la jeune noblesse. Des officiers de notre armée, les trois premiers qui se proposèrent pour cette tâche furent le marquis de La Fayette, le vicomte de Noailles et le comte de Ségur, trois proches parens et trois amis intimes, dont le plus vieux n’avait pas vingt-trois ans. La permission qu’ils demandèrent au ministre de la Guerre fut nettement refusée ; mais, deux mois après ce refus, Ségur voyait, un beau matin, s’ouvrir la porte de sa chambre et entrer La Fayette, qui lui disait à brûle-pourpoint : « Je pars pour l’Amérique. Tout le monde l’ignore, mais