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Etats intéressés, ni les délégués des populations ; on décida sans elles de leur sort ; les unes furent complètement émancipées, les autres à moitié, d’autres encore, après avoir connu pendant quelques mois la liberté, furent replacées sous le joug turc. On leur promit seulement des « réformes. » « Les convenances de l’Europe sont le droit, » disait Alexandre Ier à Talleyrand on 1815, et, en 1877, la formule se retournait contre Alexandre II pour lui ravir le fruit de ses victoires et disposer, comme d’une matière inerte, des peuples affranchis par ses armes. L’histoire a jugé l’œuvre de Bismarck, de Beaconsfield et d’Andrassy. Si le traité de San Stefano avait été exécuté, trente ans de troubles, de massacres, de difficultés sans cesse renaissantes, et la guerre actuelle, eussent été épargnés à l’Europe-. La science des ingénieurs, en multipliant les barrages et les digues, peut modifier le trajet d’un fleuve ou ralentir son cours, elle ne le forcera pas à remonter vers sa source ; de même, l’art des diplomates ne peut pas longtemps faire violence à la nature des choses et à la logique des événemens, ni mettre indéfiniment obstacle aux aspirations légitimes des peuples : on ne commande à la nature qu’en lui obéissant. Il était à prévoir que l’œuvre artificielle du Congrès de Berlin ne résisterait pas à l’usure du temps et des volontés humaines. La sagesse politique est courte quand elle ne s’inspire pas d’un idéal supérieur.

Les peuples, d’eux-mêmes, réagirent autant qu’ils purent contre l’œuvre de Berlin ; l’encre des signatures était à peine sèche que déjà ils faisaient craquer les clauses trop étroites du texte laborieusement élaboré par les plénipotentiaires européens ; mais, pour ce qui est des grandes puissances, elles ne firent rien en faveur des peuples qu’elles avaient replacés sous l’autorité du Sultan ; leurs promesses solennelles restèrent sans effet ; les réformes, toujours annoncées, ne furent jamais réalisées. La déception des populations chrétiennes fut d’autant plus cruelle qu’elles voyaient à côté d’elles, au-delà de frontières artificielles, se développer dans le travail, la paix et la liberté, leurs frères de même religion et de même sang.

L’histoire de l’échec de la politique des « réformes » en Turquie, c’est l’histoire même des origines et des causes de la guerre actuelle. Il faut rappeler tout ce passé pour comprendre, et l’irréductible antagonisme entre les populations chrétiennes et les gouvernans ottomans, et la double impossibilité d’une réforme