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regardait avec un sourire d’admiration. Mais la rigide Marcelle se scandalisait de cette bonne humeur. Puis elle pensa tout à coup au chagrin de Nelly Darche, et aussitôt un attendrissement lui vint d’évoquer ce désespoir au milieu d’une telle folie joyeuse. Elle sentit des larmes lui perler aux paupières, et fit un effort surhumain pour les retenir. Puis elle éprouva le besoin de parler de l’événement. Elle dit à sa mère :

— J’ai vu Nelly : elle est bien malheureuse. Fabien l’a lâchée pour se marier.

Ce fut une stupeur. La liaison n’était un secret pour personne ici ; on était consterné ; on se révoltait comme si cette union eût dû être éternelle.

— Pauvre Mlle Darche ! soupira Mme Houchemagne très émue.

— J’irai la voir dès demain matin, dit Jenny Fontœuvre. Chacun se lamentait, comme on se lamente d’un veuvage

dans le monde bourgeois. La comtesse Oliviera dit à François :

— Mon petit, les hommes sont tous les mêmes.

Pour Addeghem, il s’était lancé dans un dithyrambe enflammé sur la peinture de Nelly Darche. Quelle fécondité ! quelle richesse d’idée ! que de trouvailles ! Son Télémaque parmi les nymphes de Calypso, pouvait-on rien voir de plus amoureux, de plus riche, de plus luxuriant ? Oh ! ce paysage mythologique où les lianes retombaient à terre comme des fontaines multicolores ! Darche, c’était un tempérament. Et d’un air inspiré il rejetait en arrière ses boucles blanches, prenait un ton tragique, vaticinait sourdement, un doigt tendu vers Marcelle :

— Comme tu le seras toi-même, mon enfant !

— Moi, disait le père, je veux lui inculquer l’amour de la vie, qu’elle sente la beauté de tout ce qui bouge, de tout ce qui se meut, de tout le grouillement humain. Je lui montrerai la rue, les Halles, avec leur abondance, le fourmillement des Grands Magasins, la fièvre de la Bourse, le Palais et sa foule un jour de grand procès ; tout, tout, jusqu’à une sortie d’école, jusqu’à l’issue d’un sermon à la Madeleine, jusqu’au tramway qui roule pesamment, chargé de monde. Je veux qu’elle sache qu’un geste, un seul geste est beau à peindre, et que l’artiste qui le rend avec conscience, avec vérité, est un créateur.

À ces derniers mots, on entendit un sanglot éclater au bout de la table. Les regards virèrent de ce côté. C’était Nugues qui pleurait à chaudes larmes. Il avait beau faire le brave,