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les Turcs. Chaque maison devint une forteresse, les rues se remplirent de cadavres et de mares de sang ; et enfin les Turcs furent contraints de reculer, sous la pluie de boulets que lançait infatigablement sur eux, de ses canons, le Suisse Werndly. Mais tout d’un coup celui-ci, qui déjà était soutirant depuis plusieurs jours, s’abattit, mort, auprès de ses canons, épuisé de l’effort inouï qu’il avait dû faire. Le lieutenant de Lubtow accourut avec la troisième compagnie, pour le remplacer, et réussit un moment à arrêter la nouvelle poussée de l’ennemi : mais celle-ci était décidément trop forte, et Lubtow dut abandonner les canons à leur destinée.

Tous les artilleurs avaient péri, à l’exception de deux, dont l’un était un jeune garçon de dix-sept ans, le Weimarois Deiss. Avec l’aide de son unique camarade, ce jeune héros ne cessait pas de recharger les pièces et de bombarder les agresseurs, jusqu’au moment où le camarade lui-même tomba, percé d’une balle. Sur quoi Deiss, avec une promptitude incroyable, encloua les canons et se précipita au-devant de l’ennemi. Tout écrasé, déchiré, transpercé, il passa au travers d’un tourbillon d’hommes, lui échappa, et réussit à rejoindre notre troupe.

Pendant ce temps, nous continuions à nous défendre, dans l’intérieur du village. De tout le bataillon, il ne restait plus qu’une soixantaine d’hommes. Nous pûmes enfin monter sur le sommet d’un rocher, à l’autre extrémité du village : mais en nous retournant, après y être parvenus, nous découvrîmes que de nouveau nous étions cernés, et qu’à moins d’un miracle une mort inévitable se préparait pour nous tous. En vérité, aucun miracle ne se produisit, si ce n’est celui que créa la bravoure de nos compagnons. Chacun de nous avait à lutter contre un groupe d’ennemis. La mort poursuivait parmi nous son œuvre de réconciliation. Chevalier tomba, et, même tombé, tira encore plusieurs coups de pistolet sur ses assaillans. Perrin tomba, et fut bientôt recouvert d’un monceau de cadavres. Nos lâches vainqueurs hurlaient et aboyaient sous les coups, comme des chiens battus : la poussière, la fumée de la poudre et le sang donnaient à tous les visages une apparence diabolique. Notre intrépide porte-drapeau Teichmann s’acharnait à tenir debout le fanion philhellène : séparé de nous, entouré de nombreux ennemis, il s’obstinait à le défendre. Le sang lui coulait du corps par une demi-douzaine de plaies, l’étoffe de son fanion pendait en lambeaux : ses armes lui avaient été arrachées : mais lui, du bois de la hampe, il frappait à droite et à gauche, jusqu’à ce que, littéralement taillé en pièces, il s’abattit sur le sol.

Le Français Mignac, de qui mes compagnons allemands avaient eu souvent à se plaindre, racheta amplement ses torts par son attitude héroïque. Quinze Turcs l’avaient assailli à la fois. Appuyé contre un arbre, il les tuait l’un après l’autre. Au moment où il était en train d’attaquer le quatorzième, son sabre se brisa, et dès l’instant suivant l’un des deux Turcs qui survivaient lui trancha la tête.

L’Allemand Dannia et le Polonais Mizewski, les deux vétérans de la Grande Armée, combattaient côte à côte. Le premier, voyant une nouvelle troupe de Turcs occupés à gravir le rocher, se retourna vers nous et nous dit, d’une voix enflammée : « Mes amis, mes frères dans la mort comme dans la vie, l’infâme Gogo nous a trahis, et maintenant le seul chemin