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On ne renonce pas facilement du jour au lendemain à de vieilles habitudes d’esprit qu’on prend pour des traditions, à l’idée qu’on s’était faite de ses intérêts ou de ses commodités, à des projets ou à des rêves qu’on avait longtemps entretenus. Quand tout cela vient se heurter à des réalités nouvelles, le premier choc est brutal ; les esprits en sont ébranlés. Les choses leur apparaissent tout d’un coup sous des rapports différens et quelque répit est nécessaire pour admettre ce qu’il y a d’irrévocable dans les faits accomplis. Il faut laisser le temps faire son œuvre de tassement et d’apaisement. Rien ne serait plus dangereux que de prendre des résolutions définitives et surtout de vouloir les exécuter dans l’émotion et l’effervescence du premier moment, c’est-à-dire à l’heure où les transactions sont le plus difficiles entre des vainqueurs en liés de leur victoire et des tiers qui continuent de voir leurs intérêts sous le même angle que la veille. Situation pleine de périls, on ne saurait y apporter trop de précautions et de ménagemens. En pareil cas, l’expérience prouve que la ligne droite n’est pas toujours la plus courte, on du moins la plus brève d’un point à un autre. Aucune formule, si ingénieuse qu’elle soit, ne comprend la réalité tout entière. C’est pourquoi les solutions trop simples sont souvent décevantes : on ne tarde pas à s’apercevoir que les choses les débordent et les dépassent. Quoi de plus honorable, par exemple, mais aussi de plus vain que les efforts faits par la diplomatie pour empêcher la guerre, d’éclater en décidant qu’en aucun cas l’état territorial des Balkans ne serait modifié ? La guerre s’est jouée de ces combinaisons, préalables. La pensée est venue alors que les grandes puissances auraient plus d’autorité pour en déterminer les conséquences, si elles faisaient toutes ensemble profession d’un désintéressement territorial absolu. Rien de plus juste assurément, mais le résultat a été de mettre les deux camps face à face, Triple-Alliance d’une part, Triple-Entente de l’autre, et tout l’effort qu’on fait aujourd’hui tend à ce que cette distinction ne devienne pas une opposition. On y réussira sans doute, car si les puissances n’ont pas été toujours heureuses dans les démarches qu’elles tentent, leurs dispositions sont excellentes ; elles sont, au fond, prudentes et sages, et il n’en est aucune qui ne soit sincèrement attachée à la paix.

Parlons donc de la démarche qui a été faite pour amener les grandes puissances à signer ce qu’on appelait autrefois un protocole de désintéressement. L’idée première semble bien en être venue de la Russie, mais c’est la France qui l’a exécutée : on a pensé que le désintéressement de la France étant fondé sur l’absence d’intérêts