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Elle pleura un peu, puis se redressa, les pupilles élargies, laissant transparaître enfin l’exaltation cachée qui la dévorait à l’insu de tout le monde, depuis sa treizième année.

— Je voudrais sortir de la vie, m’évader de la laideur, de la trivialité, de la médiocrité. Je m’ennuie, je m’ennuie, Nicolas. Puisque mon corps est rivé au coin de misère où végète ma famille, je veux que mon âme, au moins, voyage, monte toujours, connaisse les sommets. Soyez mon conducteur, emmenez-moi dans votre rêve ; je suis si malheureuse, si malheureuse !

Elle perdait tout contrôle sur ses paroles. Son jeune amour, ses désirs artistiques se confondaient. Et elle était tout à fait transfigurée ; ce qu’il y avait de dur, de cruel dans son visage, avait fait place à la beauté de la douceur, à celle de l’enthousiasme. Alors une grande émotion envahit Nicolas : l’enfant qu’il avait désiré, qu’il n’avait jamais eu, dont il portait comme un deuil mystérieux, il se mit à le chérir en cette petite fille. Elle avait l’âge auquel les pères se complaisent : cette exquise adolescence qu’ils aiment tant à suivre, à diriger, qui les émerveille ; et cette petite Marcelle se confiait si puérilement, si simplement à lui !

— Revenez me voir, lui dit-il. Nous ferons de grands voyages dans tous les pays de l’Art, de la Beauté.

Après qu’elle fut partie, Nicolas se remit à ses croquis, mais l’image de Marcelle était toujours devant lui, excitant sa curiosité, l’intriguant par le mystère de son cage équivoque. Qu’y avait-il au juste dans ce jeune être ambigu, ni femme, ni enfant ? Ne serait-elle pas un jour une grande artiste ? Il l’espérait presque, tant il la sentait diverse, déconcertante, multiple. Alors, en même temps que la féminité de cette petite fille, il verrait, selon son désir, naître un talent ?

Mais comment conquérir son intimité ? Il comprenait si peu les femmes, il les connaissait si mal ! Il jetait un regard en arrière, et quand il pensait que jamais, de toute sa vie, nulle autre que Jeanne n’avait été tenue dans ses bras, il en éprouvait comme une infériorité, une faiblesse. Savait-il même leur parler ? Véritablement, pour les aborder, il en était encore au point d’un garçon de quinze ans qui ne sait que jouer, dire des sottises. Serait-ce le moyen de ravir à cette adolescente le secret de sa formation morale ? Ne faudrait-il pas au contraire composer un personnage, se montrer altier, impérieux, la dominer ?