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seuls une œuvre d’art que tous les autres méprisent ? Heurtée par l’opinion contraire d’autrui, ma propre opinion chancelle ; j’ai besoin de l’étayer. Or, étant donné que mon sentiment est obscur, comment pourrai-je l’étayer, sinon en raisonnant ? C’est donc l’incertitude du sentiment qui nous pousse à tâcher d’admirer par raison démonstrative. Inquiets et mécontens, nous empoignons la lampe de l’entendement, et, avec elle, nous descendons dans les profondeurs de notre conscience, afin de savoir si ce qui nous émeut est réellement beau. Mais, hélas ! l’entendement se moque de nous : sa lampe tourne sans cesse et nous éberlue par une succession sautillante d’ombres et de lumières ; ses réponses sont ambiguës comme celles de la sibylle, et bientôt nous ne comprenons plus rien…

De nouveau la conversation fut interrompue, mais cette fois par le vent et par la mer, qui semblaient se déchaîner. Pendant quelque temps, le navire oscilla et trembla d’une palpitation intérieure, longue, profonde, comme exaspérée !

— 11 me semble que la houle devient forte, dit tout bas Mme Feldmann à l’amiral, en ouvrant péniblement ses yeux à demi clos par le sommeil.

L’amiral la regarda, lui murmura quelques mots à l’oreille ; puis il regarda Cavalcanti et il se leva.

— Messieurs, dit-il, il est onze heures et demie. N’abusons pas de la patience de ces dames. Nous avons quinze jours pour terminer la discussion.

Sur quoi, nous nous levâmes tous. Alverighi rayonnait de joie. On lisait sur son visage la jubilation d’avoir pu dire enfin ce qu’il avait sur le cœur, et le dire victorieusement : car, jusqu’à la dernière minute, il était resté maître du terrain. En descendant l’escalier derrière l’amiral qui donnait le bras à Mme Fedmann, j’entendis celui-ci dire :

— Malheureusement il en est ainsi, madame. Au Brésil, vous rencontrez déjà quelques jeunes gens qui jugent New-York plus beau que Paris. Ils ne sont pas nombreux encore. Mais…

Il n’en dit pas davantage : Mme Feldmann bâillait.

Guglielmo Ferrero.

(La suite au prochain numéro.)