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puissans romanciers de la génération précédente ne s’étaient encore avisés de mettre sous les yeux du lecteur une série de ces petites figures épisodiques, nettement découpées et comme « photographiées » au passage, qui remplissaient les deux romans du nouveau bas bleu, et procuraient aussitôt à la modeste jeune fille une célébrité européenne. Pour la première fois, en quelque sorte, dans l’histoire du roman anglais, de rapides et piquans « instantanés » succédaient aux amples portraits qu’avait naguère « brossés » la main plus virile d’un Fielding ou d’un Richardson. Au lieu de tâcher à inventer des personnages revêtus d’une signification plus ou moins générale, destinés à servir de « types » d’une catégorie plus ou moins nombreuse d’individus, l’auteur d’Evelina s’était bornée à introduire simplement, dans ses récits, les principaux « documens humains » qu’elle avait d’abord recueillis pour son propre plaisir, ou plutôt sous l’impulsion irrésistible de son besoin naturel d’observer les travers de son entourage. Et l’on conçoit sans peine tout ce que le genre glorieux du roman national perdait là en sérieuse et durable portée littéraire : mais il devenait, d’autre part, à la fois plus accessible au lecteur et d’une lecture plus divertissante, de telle façon que tout le monde savait gré à Fanny Burney d’une « révolution » aussi opportune.

Aujourd’hui, Evelina et Cecilia sont irréparablement oubliés, remplacés depuis longtemps dans l’affectueuse admiration du public anglais pur d’autres œuvres où l’emploi des mêmes procédés s’accompagne d’une originalité et d’une beauté poétique infiniment plus grandes. Mais le don d’observation familière qui se manifestait dans ces deux romans continue toujours encore de ravir les compatriotes de l’aimable bas bleu. Par-dessus ces romans, à jamais disparus, il n’y a personne en Angleterre qui ne connaisse et ne se plaise à relire le recueil du Journal Intime de Fanny Burney, publié par son ordre en 1842, au lendemain de sa mort. Aujourd’hui comme voilà plus d’un demi-siècle, ce Journal reste l’un des plus précieux monumens de la littérature anglaise ; et tous les critiques de notre temps s’accordent avec leurs devanciers de 1842 pour proclamer, en particulier, la très haute valeur littéraire et historique des chapitres où la jeune femme nous a raconté son séjour de cinq années à la Cour du roi George III, entre 1786 et 1791.

Signalée à l’attention de ce souverain par la notoriété de ses deux premiers romans, Fanny Burney avait eu l’honneur, au mois de juin 1786, d’être nommée directrice-adjointe de la garde-robe de la reine Charlotte. Ces fonctions l’avaient introduite dans l’intimité du couple royal ; et du même coup, son « observatoire » s’était, comme l’on peut