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d’oubli. A l’heure où débute la réflexion critique, nous sommes déjà depuis longtemps engagés dans l’action et dans la science ; par l’exercice de la vie individuelle comme par l’expérience héréditaire de la race, nos facultés de perception et de conception, nos sens et notre entendement ont contracté des habitudes, qui sont devenues maintenant inconscientes, instinctives ; idées et principes de toutes sortes nous hantent, si familiers aujourd’hui que nous ne les remarquons même plus. Que vaut cependant tout cela ? Est-ce valable tel quel pour connaître la nature d’une intuition désintéressée ? Seul un examen de conscience méthodique pourra nous le dire ; et ce n’est pas assez, encore un coup, d’un renoncement au savoir explicite pour nous refaire un esprit libre, capable de voir naïvement le donné tel qu’il est : c’est peut-être une réforme profonde qui s’impose, une manière de conversion.

Notre intelligence, — fonction rationnelle et fonction perceptive, — émerge de la nuit à travers une lente pénombre. Durant cette période crépusculaire, elle a vécu, travaillé, agi, elle s’est façonnée, informée. Au seuil de la spéculation philosophique, la voici pleine de croyances plus ou moins occultes qui sont littéralement des préjugés, marquée d’une empreinte secrète qui affecte chacune de ses démarches. C’est là une situation de fait dont il n’appartient à personne de s’affranchir. Qu’il nous plaise ou non, nous sommes, dès le début de notre enquête, immergés dans une doctrine qui nous masque la nature et qui au fond constitue déjà toute une métaphysique : le sens commun, dont la science positive n’est elle-même que l’extension et raffinement. Or que vaut cette œuvre accomplie sans conscience claire et sans attention critique ? Nous met-elle en rapport vrai avec les choses, en rapport de connaissance pure ? Doute initial, inévitable, que nous avons d’abord à lever. Mais chimérique serait l’entreprise d’évacuer provisoirement notre esprit pour y admettre ensuite, un à un et après contrôle, tel ou tel concept, tel ou tel principe. Un ne dénoncera jamais avec trop de vigueur les illusions de table rase et de reconstruction totale. Est-ce qu’on part du vide pour penser ? Est-ce qu’on pense à vide et avec rien ? Les idées communes forment nécessairement la trame de fond sur laquelle brode notre pensée savante. Au surplus, quand bien même on réussirait l’impossible tâche, aurait-on pour cela corrigé les causes d’erreur inscrites