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d’en suivre délicatement les sinuosités infinies. La tâche du philosophe est donc de créer des concepts bien plutôt que d’en combiner. Et chacun des concepts qu’il crée doit rester ouvert et mobile, prêt aux renouvellemens et adaptations nécessaires, comme une méthode et comme un programme : flèche indicatrice d’un chemin qui descend de l’intuition au discours, non pas borne marquant une station finale. Par là seulement la philosophie demeure ce qu’elle doit être : l’examen de conscience de l’esprit humain, l’effort de dilatation et d’approfondissement qu’il tente sans relâche pour dépasser sa condition intellectuelle présente.

Voulez-vous un exemple ? Je prendrai celui de la personne humaine. Le moi est un, le moi est multiple : nul ne conteste cette double formule. Mais toute chose la comporte : alors, que nous apprend-elle ici ? Remarquez ce que deviennent fatalement les deux concepts d’unité et de multiplicité par cela seul qu’on les tient pour des cadres généraux indépendans de la réalité qu’on y met, pour des pièces de discours susceptibles d’être définies à vide, à blanc, et toujours représentables par le même mot, quelles que soient les circonstances : ce ne sont plus des idées vivantes et colorées, mais des formes abstraites, immobiles et neutres, sans nuances ni degrés, que rien ne saurait différencier d’un cas à l’autre et qui caractérisent deux points de vue d’où l’on peut regarder n’importe quoi. Dès lors, comment une application de ces formes nous ferait-elle saisir ce qu’ont d’original et de propre l’unité et la multiplicité du moi ? Bien plus, entre deux telles entités définies statiquement par leur opposition même, comment concevrions-nous jamais une synthèse ? A vrai dire, l’intéressant n’est pas de se demander s’il y a unité, multiplicité, combinaison de l’une et de l’autre : c’est de voir quelle sorte d’unité, de multiplicité, de combinaison, réalise le cas actuel ; c’est surtout de comprendre comment la personne vivante est à la fois unité multiple et multiplicité une, comment se relient ces deux pôles extrêmes de la dissociation conceptuelle, comment se rejoignent par leurs racines ces deux branches d’abstraction divergentes. L’intéressant, en un mot, ce ne sont pas les deux repères symboliques incolores qui marquent les deux bouts du spectre : c’est la continuité intercalaire avec sa richesse mobile de coloration et le double progrès de nuances qui la résout en rouge et en violet. Mais