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illisibles, mais qui, à l’époque où le livre parut, répondant à des questions d’une brûlante actualité, eurent un immense retentissement.

Condorcet, pour réfuter ce gros traité, multiplie les brochures. Elles figurent dans les œuvres complètes du philosophe : elles sont d’une violence inouïe. Mais cela ne suffit pas à soulager son cœur gonflé de bel. Et après ce débordement d’injures, qui coulent à flots dans ses écrits destinés au public, il lui reste un trop-plein de rage à déverser dans sa correspondance privée. Dans chaque lettre qu’elle reçoit de lui, Mme Suard est assurée de trouver un paquet de sottises à l’adresse d’un homme pour qui elle a de la reconnaissance. « J’ai des blés aujourd’hui par-dessus la tête (l’ouvrage de M. Necker avait paru, et il en combattait tous les jours les principes par de petits pamphlets) ; il est dur de passer son temps à réfuter des amphigouris ; mais je suis l’édile chargé de balayer les rues. » Mme Suard, avant son départ pour Ferney, étant allée voir Necker à Saint-Ouen, et l’ayant trouvé fort attristé par les événemens publics : « Je souhaite, riposte Condorcet, que votre ami n’ait pas d’autre raison de s’attrister que le sentiment de sa sottise… Que ne conduit-il son commerce, sans se mêler de donner son avis au gouvernement ? Que ne se contente-t-il d’aspirer à la fortune de La Borde, sans prétendre à la gloire de Montesquieu ? » Les termes les plus injurieux, les noms les plus décriés, noms de banqueroutiers fameux ou de vulgaires escrocs, sont ceux qu’il lui applique. Non content de combattre les idées du futur ministre, il s’attaque à l’homme, à ses actes et à son caractère. C’est le procédé de polémique qui consiste à dire : « Vous ne pensez pas comme moi, donc vous êtes un coquin. ». Ecoulez le ton de ce réquisitoire adressé à Suard, contre celui que, par opposition à Turgot, il appelle l’Autre. « Il est certain qu’il a augmenté sa fortune dans le discrédit de nos effets publics et par leur commerce, et que cela s’appelle de l’agiotage. Il est certain qu’il a obtenu des permissions de faire sortir du blé pour Genève dans le temps que l’exportation était défendue et qu’il a, par conséquent, très mauvaise grâce à venir faire l’entendu sur l’exportation ; qu’il a acheté le grain ailleurs qu’au marché par permission particulière et qu’ainsi il ne devait pas venir nous dire de ne vendre qu’au marché. Il est certain qu’il voyait Le Brun et qu’il le recevait chez lui.