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à lui. Ah ! que de vertus et de bonté l’amour a dégradées ! » Telle est cette déposition d’un témoin qui fut mêlé à toute l’affaire et qui y eut un rôle. Il est impossible de n’en pas tenir grand compte. — Quel est d’ailleurs le nom de l’ « amant » marié ? je l’ignore. Je crois fermement que le mot, d’usage courant dans notre littérature classique, doit s’entendre dans un sens très différent de l’acception précise et spéciale que nous lui donnons aujourd’hui. Enfin et surtout, je laisse à de plus avisés que moi le mérite d’apporter dans cet imbroglio un peu de clarté


IV

Le mariage de Condorcet fut le coup de grâce pour une amitié qui, depuis des années, languissait. A vrai dire, les relations ne furent jamais interrompues complètement. Sophie avait même demandé qu’il n’y fût rien changé : « Nous nous partagerons M. de Condorcet. Vous viendrez vivre avec lui, si le sort vous condamne à pleurer votre mari. » C’était charmant pour Suard : il pouvait mourir… Mais, en fait, on se vit rarement, le moins souvent possible. Condorcet était gêné. Mme Suard, chaque fois qu’elle pensait à lui, sentait les larmes lui monter aux yeux. Ce n’était pas de s’être marié qu’elle lui reprochait ; non certes, et on pouvait l’en croire, puisqu’elle-même, jadis, lui avait conseillé le mariage. Mais pourquoi s’était-il marié ainsi ? Elle eut accepté toute autre femme : pourquoi avait-il fait précisément le choix qui devait lui être le plus pénible ? Elle fut éperdument jalouse.

L’amour passe pour être aveugle, mais la jalousie est clairvoyante. Mme Suard sentit confusément le contraste que formait avec elle la nouvelle venue, et combien c’était peu de chose qu’Amélie Suard auprès de Sophie de Condorcet. Celle-ci grande dame, ayant de la race et du sang ; elle, bourgeoise et provinciale, passée de la boutique d’un marchand au petit ménage d’un professionnel des lettres. La première, brave et même hardie, regardant tous les genres de périls en l’ace et sans baisser les yeux, l’autre assaillie de vapeurs et toujours au bord de l’évanouissement. Devant la beauté rayonnante d’une telle rivale, que devenaient les grâces mignardes qui avaient émoustillé Voltaire ? J’ai dit que l’amitié de Condorcet et de Mme Suard avait été irréprochable ; ce ne fut qu’une amitié, mais une de ces amitiés