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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 7.djvu/835

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l’intelligence accepte le risque de faire le saut dans le fluide phosphorescent qui la baigne et à qui elle n’est pas tout à fait étrangère, puisqu’elle s’en est détachée et qu’en lui résident les puissances complémentaires de l’entendement, elle s’y adaptera bientôt et ainsi ne se sera momentanément perdue que pour se retrouver plus grande, plus forte, plus riche. Et c’est l’action encore, sous le nom d’expérience, qui écarte le danger d’illusion ou de vertige, c’est l’action qui vérifie : par un essai de mise en pratique, par un effort de maturation durable qui éprouve l’idée au contact intime du réel et qui la juge à ses fruits. C’est donc bien à l’intelligence toujours qu’il incombe de prononcer la sentence définitive et suprême, en ce sens que cela seul peut être dit vrai qui arrive finalement à la satisfaire : mais il le faut entendre de l’intelligence dûment élargie et transformée par l’effet même de l’action qu’elle a vécue. Ainsi tombe l’objection d’« irrationalisme » adressée à la philosophie nouvelle.

Pas plus ne vaut celle d’« amoralisme. » Elle a pourtant été faite, et l’on a cru pouvoir accuser l’œuvre de M. Bergson d’être l’œuvre trop calme d’une intelligence trop indifférente, trop froidement lucide, trop exclusivement curieuse de voir et de comprendre, sans trouble, sans frisson devant le drame universel de la vie, devant la réalité tragique du mal. D’autre part, et non sans contradiction, la philosophie nouvelle a été déclarée « romantique, » et on a voulu lui trouver les traits essentiels du romantisme : primat du sentiment, unique souci de l’intensité vitale, droit reconnu de tout ce qui est à être, d’où radicale impuissance à établir une hiérarchie de qualifications morales. Singulier reproche ! Le système en cause ne se présente point encore à nous comme un système achevé. Son auteur manifeste une évidente préoccupation de sérier les problèmes. Et certes il a raison de procéder ainsi : à chaque heure suffit sa tâche, il faut savoir n’être parfois qu’un simple regard ouvert sur l’être. Mais ceci n’exclut en rien la possibilité d’œuvres futures ou serait posé à son tour le problème de la destinée humaine, et peut-être même l’œuvre passée laisse-t-elle discerner déjà quelques amorces de cet avenir.

Créatrice, en effet, l’évolution universelle n’est cependant pas errante et anarchique. Elle forme une suite. C’est un devenir orienté, non point sans doute par attraction d’un but clairement préconçu ou par direction d’une loi extrinsèque, mais