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folies, lui faire comprendre que cela est impossible. Tu as des enfans ! et quel exemple pour eux !
MARIE. — Le pire de tout, c’est qu’il a perdu tout intérêt pour les enfans. Je suis forcée de tout arranger par moi-même. D’un côté j’ai le bébé, et de l’autre mes deux avant-derniers, Katia et Vania, qui, l’un et l’autre, auraient besoin de direction ; et je suis toute seule ! Autrefois, il se montrait un père si soigneux et si tendre ! A présent, il ne veut plus s’occuper de rien ! Hier soir encore, je lui ai dit que Vania avait échoué, une fois de plus, à son examen : il m’a répondu qu’il vaudrait beaucoup mieux pour lui ne plus aller à l’école.
PIERRE. — Et où donc voudrait-il l’envoyer ?
MARIE. — Nulle part. C’est cela qui est affreux. Tout est mal, selon lui ; mais jamais il ne nous dit ce qu’il y aurait à faire !


Survient un jeune prêtre, le vicaire de la paroisse. Il rapporte un livre, la Vie de Jésus de Renan, que Nicolas Ivanovitch lui a prêté. Et ses réponses aux questions des Kokoftsef, son mélange extraordinaire de timidité et de présomption, et toute sorte de menus traits indiqués avec une vérité comique sans pareille nous font deviner que le seigneur du château a déjà commencé la « conversion » de ce pauvre petit pope. Et puis ce sont des scènes charmantes où une volée d’enfans. les petits Sarintsef et leurs camarades, envahissent le salon, bavardent et rient, entremêlent à leurs jeux d’innocens propos d’amour. Mais ce que nous a révélé l’entretien de tout à l’heure nous rend impatiens du retour de ce Nicolas Ivanovitch dont la nouvelle « marotte » évangélique, pour peu qu’on la laisse continuer, risque de transformer en misère et en larmes la naïve gaîté qui s’épanche autour de nous. Et le voici enfin, ce terrible néophyte ! Après s’être distraitement informé de la santé de sa femme et du bébé, il entame une discussion philosophique avec le vicaire ; mais Alexandra, sa belle-sœur, l’interroge sur le procès des paysans, l’oblige à répéter sa profession de foi, et nous vaut ainsi un chapitre supplémentaire des innombrables livres, brochures, et articles où le comte Tolstoï nous a exposé les principes essentiels de sa « religion. » Nicolas ne nous épargne pas même ce couplet sur l’Église qui, lui aussi, ne nous est déjà que trop familier, et dont j’avoue que la violence ingénue m’a toujours rempli d’une étrange impression de malaise. « N’est-il pas affreux de penser, — prêche Nicolas Ivanovitch, — que, à la fin du XIXe siècle, nos enfans apprennent encore que Dieu a créé. l’univers en six jours, puis envoyé un déluge, et tout le reste des absurdités de l’Ancien Testament ; et puis encore que le Christ nous a ordonné d’être baptisés, et puis qu’il s’est envolé vers un ciel qui n’existe pas ?