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en 1871. Il ne veut pas que la France puisse reprendre, dans le concert européen, sa place de grande puissance. Le paiement anticipé de l’indemnité de guerre, la loi militaire, l’irritent ; il cherche le moyen d’arrêter ce renouveau. Il répand lui-même, il fait répandre par ses « reptiles » des bruits calomnieux destinés à discréditer la France dans l’opinion des nations ; aux souverains il la dépeint républicaine, révolutionnaire, « rouge, » menace pour tous les trônes ; aux Allemands et à l’Europe, il la montre prête à refaire la monarchie, à s’appuyer sur le « parti noir, » sur le catholicisme et la papauté, pour préparer la « revanche. » Désormais il agitera le fantôme de la « revanche, » pour rendre les partis plus traitables, chaque fois qu’il aura besoin d’obtenir des armemens nouveaux.

La seule inquiétude réelle de Bismarck était, comme le lui dit Schouvalof, « le cauchemar des coalitions. » Et, de toutes, celle qui lui apparaissait la plus redoutable, c’était celle qu’avait autrefois nouée le prince Kaunitz et qui avait mis Frédéric le Grand à deux doigts de sa perte. Le vaincu de Sadowa unissant, sous ses auspices, le Tsar aux vaincus de Sedan : l’hypothèse n’avait rien d’invraisemblable. L’alliance de Paris, Vienne et Pétersbourg était et sera toujours en mesure de faire la loi à l’Europe et de peser d’un poids formidable sur l’Allemagne qu’elle enserre de tous les côtés. Mais Bismarck juge qu’une telle alliance ne deviendrait réalisable que si la France devenait monarchique, légitimiste et catholique. Il redoute la conjonction d’une monarchie française avec l’Autriche et le Pape. C’est l’une des raisons, peut-être la raison dominante, — on n’en peut plus douter après les beaux travaux de M. Georges Goyau[1], — de cette politique du Culturkampf dans laquelle Bismarck se jette après 1870. Il met en jeu tous les ressorts de sa diplomatie officielle et surtout secrète pour conjurer ce péril. Il dit au prince Orlof, à la fin de février 1874 : « La France peut se refaire une armée si elle le veut ; il lui faudra bien du temps : c’est son droit. Elle peut tenter de se créer des alliés, votre pays par exemple, nous n’avons pas à nous y opposer ; nous saurions, dans de telles éventualités, maintenir notre supériorité militaire et modifier notre système d’alliances ; mais il y a une chose que nous ne souffririons pas, c’est que la France devînt

  1. Voyez : Bismarck et l’Église. Le Culturkampf. 2 vol. in-16, Perrin, et les articles parus ici même.