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s’alarment ; ils se demandent si le vainqueur ne cherche pas un prétexte pour achever la blessée qui se relève trop vite. Le loyal Manteuffel s’indigne ; après la dépêche du 10 décembre 1871, il s’ouvre à Saint-Vallier : « Le sentiment public de l’Europe entière se retournera contre nous, comme autrefois contre Napoléon Ier, et je tremble que nous ne finissions par payer chèrement ces violences hautaines inspirées par l’enivrement de la victoire. » Est-ce bien « enivrement » qu’il fallait dire ? Cette tête carrée de hobereau prussien n’est guère plus troublée par les fumées de la gloire que par celles du Champagne. Tout est-il donc calcul et ruse dans ces alarmes ? Qui sait ? L’homme n’est pas simple, ni surtout cet homme-là. Son éducation piétiste, les homélies bibliques de sa femme, toute son hérédité et tout son entourage de liseurs d’Écriture ont laissé des traces profondes dans sa conscience ; il a comme le besoin de justicier ses actes à ses propres yeux et au regard de l’histoire. Il dit au marquis de Gabriac : « C’est une faute que nous aurions commise en vous prenant l’Alsace et la Lorraine si la paix devait être durable, car pour nous ces provinces seront une difficulté. » Il se demande, à certaines heures, si l’avenir lui saura gré ou lui fera grief de cette annexion qui, il le voit bien, prolongera indéfiniment le souvenir de la guerre et l’inimitié des deux grands peuples. Il lui arrive de rejeter sur Moltke et les militaires la responsabilité de l’annexion de Metz. Pour qu’il ait raison jusque dans la lointaine postérité, il faut que la France reste faible, désarmée, isolée, ou qu’elle fasse une guerre de revanche. La paix et la sagesse de la France, comme son relèvement et ses alliances, sont pour lui, en un sens, un perpétuel échec. Il veut lui en imposer, la terroriser, la rendre malléable et souple, en faire l’instrument de sa politique, comme le fut la Prusse, de 1806 à 1812, entre les mains de Napoléon. Le marquis de Gabriac a écrit, avec un rare bonheur d’expression, que Bismarck redoutait le relèvement « d’une puissance vaincue et démembrée, mais non soumise, dont la vitalité lui apparaissait comme une menace permanente qui était à la fois, pour lui, une excitation et un remords. » Ses manœuvres tendent à dresser contre la France « un nouvel ordre européen dont elle serait exclue, » à l’enfermer dans une sorte de « blocus moral. » Il n’oublie pas les inquiétudes que la Conférence de Londres lui a inspirées