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Le duc de Broglie craint que la politique coloniale, en dispersant les forces de la France, ne l’affaiblisse en Europe, en face d’une Allemagne formidablement armée, concentrée sur elle-même, alliée de l’Autriche et de l’Italie. Il appréhende que l’occupation de la Tunisie, de Madagascar, du Tonkin, ne fasse naître des conflits avec l’Angleterre, et ne compromette nos. relations avec elle. Enfin, en acquérant des colonies éloignées, nous n’augmentons pas notre puissance militaire, nous dispersons à travers le monde des garnisons qui seront à la merci de la marine anglaise ; nous accroissons notre dette et nos charges financières que le gouvernement conservateur avait réussi à rendre stables et même à alléger. Aussi comprend-on que les Allemands regardent « ces entreprises avec satisfaction, avec complaisance, » et cherchent même à « nous y encourager par leurs applaudissemens et au besoin par leur concours. » Elles détournent « l’imagination de la France de ce qu’elle a perdu pour la reporter vers de nouveaux sujets d’ambition... » « La fable de La Fontaine me revient alors en mémoire et je songe, malgré moi, au danger des voyages où l’on se met en route sans nécessité avec un voisin plus fort que soi. »

Longtemps après ces discours, en 1896, dans un temps où l’expansion coloniale avait traversé ses jours les plus difficiles, et portait déjà ses premiers fruits, le duc de Broglie exposa, ici même[1], avec plus d’ampleur et plus de précision, ses griefs contre la politique coloniale. Il rapporte un mot caractéristique du comte de Saint-Vallier. Comme, dans un de ses discours au Sénat, le duc de Broglie avait exprimé son inquiétude de voir la France s’engager dans des entreprises lointaines en face d’une Allemagne plus forte : « Rassurez-vous, lui dit notre ambassadeur à Berlin, je suis certain que M. de Bismarck approuve et favorise nos tendances colonisatrices ; il y voit la preuve que l’imagination de la France se détourne de toute pensée de revanche. » Devions-nous tenir cette attitude de Bismarck pour avantageuse, puisqu’elle nous donnait la sécurité continentale, ou devions-nous y voir la preuve que nous faisions fausse route en nous engageant dans la politique d’expansion, c’est tout le débat, c’est tout le différend, entre les ministres qui ont dirigé notre expansion coloniale et les oppositions

  1. Vingt-cinq ans après. Revue du 1er juillet 1896.