Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/137

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la Mercoria, dans la Frezzeria, la foule silencieuse restait consternée devant la palissade que l’on avait dressée en hâte autour des ruines. Deux vieilles femmes enveloppées du châle-mantille traditionnel, s’approchèrent de celle clôture en planches mal jointes. Après avoir plongé longuement leur regard à l’intérieur par une fente, elles s’éloignèrent. Et, versant d’abondantes larmes, elles répétaient à travers leurs sanglots, en dialecte vénitien : « Il n’y a plus rien, plus rien ! »

Matilde Serao adressa aux pigeons ce souvenir ému : « Ah dans le cri de douleur que la chute du campanile de Saint-Marc arrache à l’Italie et qui se répercute jusqu’aux limites du monde, personne que je sache n’a parlé de la poésie vivante de la place Saint-Marc, des pigeons, inoubliables pourtant, de cette forme légère et douce de la vie de la place. Que sont-ils devenus ? Combien le campanile en a-t-il écrasé dans sa chute ? Leurs nids attachés à la haute tour comme aux corniches des Procuraties neuves et vieilles, leurs nids là-haut, là-haut, sont ils tous détruits ? tristesse, ô pitié ! Qui pense en ce moment aux pauvres pigeons, à ces longs essaims qui s’abattaient sur la place d’une suave envolée, pour entourer les enfans, les femmes, les jeunes filles, les hommes, étrangers pour la plupart, qui leur distribuaient du maïs acheté à dix centimes le cornet, aux astucieux marchands ? Qui songe à eux ? Qui les appelle en secouant le cornet, en secouant la main ? Eux qui, à cet appel, descendaient en foule et se posaient sur les épaules, sur les mains, pour becqueter.

« La place Saint-Marc est couverte de débris, la population est consternée, et les pauvres pigeons ignorent tout cela ; ils savent seulement qu’un grand nombre de leurs nids sont détruits, et que beaucoup d’entre eux ont disparu. Ceux qui restent volètent à l’entour sans savoir où se poser ; car, aujourd’hui, qui peut s’occuper d’eux !

« O chère poésie qui remplit d’un bruissement d’ailes le grand silence de Saint-Marc, ô poésie des petits becs roses qui mangent dans la main des enfans. Leur vol est rapide le matin ; il est lent au crépuscule, quand le soleil se couche et que les oiseaux retournent à leurs nids. O poésie de ces choses chères, belles, ingénues, innocentes, les oiseaux, les enfans ! O poésie à laquelle se mêlait la puissance de l’art et la fascination de la femme, souvenir profond pour quiconque a vu Venise et l’a