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« — Pensez-vous que le campanile se soit tu pour toujours ? Comment, la Mezza Terza ne sonnerait plus les matines à l’aube, pendant l’ouverture des portes de Saint-Marc ? Aux heures solennelles, la Marangona ne lancerait plus sa voix puissante, qui dominait les autres cloches et vibrait si longuement dans l’espace et dans les cœurs ? La Trottiera et la Renghiera seraient muettes à jamais ? Impossible, monsieur, tout à fait impossible. Le son des cloches, tantôt majestueux et grave, tantôt joyeux, plein d’une douce harmonie, c’était l’existence même de Venise et, depuis le fatal effondrement, la ville, désorientée comme un navire sans boussole, ne sait plus comment elle vit. Autrefois, les sonneries annonçaient, par des tintemens répétés, les offices, la messe, l’angelus, les vêpres, le salut ; par des tintemens « en larmes » le glas des grands citoyens. Le bourdon lancé à toute volée, c’était le couvre-feu, le tocsin, quelque événement extraordinaire. Nous n’avons plus aujourd’hui que les deux Maures de l’Horloge, qui battent les heures, avec monotonie. Ce n’est pas assez. Il faut que le bourdonnement sourd de la Marangona couvre encore l’océan des maisons et qu’il règle, comme jadis, sur la lagune lointaine, de Chioggia jusqu’au Lido, les occupations journalières des pêcheurs et des paysans. Il faut que le carillon familier, au rayon d’action moins étendu, réveille l’écho des calli, des rii, des traghetti, des fondamenta. Nous voulons qu’il reprenne son ancien rôle. Il le reprendra, croyez-moi. »

Relever ce monument millénaire devint à Venise une idée fixe, une obsession. Dov’era e come era, où il était et comme il était, fut désormais le mot d’ordre. Depuis le patricien qui embrasse du regard, sous tous les angles possibles, la façade de Saint-Marc en promenant son far niente sur la Piazzetta, jusqu’au gondolier qui dévore des spaghetti à l’avant de sa gondole, tous sont fiers des souvenirs que rappelait le géant disparu. Il avait vu le plus grand nombre des cent vingt-trois doges qui exercèrent le pouvoir pendant dix siècles. Que de fois il avait contemplé sur la lagune le Bucentaure tout battant d’or, avec ses cent rameurs, et le doge nouvellement élu, sous les plis de la bandiera leonata di porpora e d’oro, jetant à la mer l’anneau symbolique : O mare noi ti sposiamo, in seguo del nostro perpétua dominio ! A ses pieds, sortant de la basilique, avaient défilé, aux acclamations populaires, les pavillons des flottes de