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la Serenissima partant pour la guerre. Tous les Vénitiens savent que le campanile a répété les « Viva San Marco ! » des équipages victorieux de Mûrosini, rentrant sur leurs galères chargées d’or et de gloire ; que, de la coupole, Galilée dirigea son télescope vers la voûte céleste pour lui arracher le secret du mouvement de la terre afin de découvrir une preuve expérimentale de l’affirmation qui l’obsédait : E pur si muove !

La plupart de ces souvenirs très lointains datent, non point de la jeunesse, mais de l’âge mûr du campanile. À ce propos, nous hasarderons quelques remarques. On s’extasie volontiers sur l’antiquité de ce monument, bien que l’histoire, examinée à la loupe, refroidisse cet enthousiasme. La construction de cette tour célèbre remonte à 888. Mais l’architecte Montagnana la reconstruisit près de cinq cents ans plus tard (1329). Un siècle encore, et le sommet en bois, incendié par la foudre, fit place à une flèche de marbre. En 1490, nouvel incendie dû à la même cause : on rétablit la flèche de marbre, en l’alourdissant par une toiture en lames de plomb. En 1510, Bartolomeo Buon hissa au sommet un ange haut de cinq mètres. Ainsi, le campanile l’ut, au cours des siècles, revu, corrigé, considérablement augmenté, rendu de plus en plus lourd. Point capital, parce que les fondations, par leur nature et leur disposition, n’offraient qu’une résistance limitée. La tour primitive servait de poste aux gardes chargés de surveiller les ports du Lido et de Malamocco, à l’époque reculée où les barbares de la côte, audacieux pillards, inspiraient tant de terreur que, pour leur barrer la roule, on ferma par des chaînes l’entrée du Grand Canal. Plus tard, on y suspendit une cloche pour indiquer les cérémonies religieuses et convoquer le peuple aux assemblées communales.

« Seul au sommet de la ville endormie, l’ange du campanile de Saint-Marc sortait brillant du crépuscule, » écrivait Musset. Etincelant sous les rayons du soleil, cette statue dorée était le premier point que les navigateurs apercevaient de loin, comme les Grecs la statue de Minerve sur le Parthénon. Mobile autour d’un axe, l’ange tournait avec le vent, tel, aujourd’hui, le Mercure-girouette de la Dogana. Soustrait aux remous par son isolement à cent mètres de haut, il indiquait vraiment la direction du courant aérien soufflant au large ; par suite, le temps à espérer ou à redouter. Depuis quatre cents ans, pêcheurs et