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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/155

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Il importe d’examiner la méthode, les principes, la valeur théorique et pratique d’une doctrine qui est une sorte de socialisme moral. Nous la considérerons successivement sous ses deux formes principales, l’une qui procède du positivisme humanitaire d’Auguste Comte, l’autre qui se rattache à l’utilitarisme humanitaire de Stuart Mill et de l’école anglaise.


I

Nous ne rejetons aucun des procédés que la sociologie historique et descriptive peut employer pour déterminer les idées morales collectives ; nous acceptons tout ce que les méthodes sociologiques apportent ici de précieuses informations. Ce que nous repoussons, ce sont les prétentions excessives de ceux qui voudraient, en théorie comme en pratique, réduire toute la morale à la science des mœurs sociales et à l’art des mœurs. Ce que nous repoussons encore, c’est la prétention de substituer entièrement à la méthode directe et psychologique des moralistes la méthode indirecte des sociologues, par l’histoire, par la statistique, par l’étude des coutumes, des lois, du droit et de l’économie politique.

Un sociologue américain, M. F. C. French, a voulu trouver exclusivement dans le tabou religieux « l’embryon de la conscience morale et de l’idée de justice[1]. » Certaines choses sont regardées comme dangereuses pour le groupe social : par exemple le sang versé, le cadavre, le nouveau-né et sa mère, objets universels de tabou, comme le sont toutes les choses associées aux rites religieux. Il y a des objets impurs et des objets purs ; il y a des objets sacrés et des profanes. « Ne touchez pas l’objet impur, voilà, dit-on, le premier impératif. » Le tabou, c’est le germe du devoir. — Cette théorie, selon nous, est beaucoup trop exclusive. Elle confond l’objet des premières obligations sociales avec le sentiment d’obligation et avec le jugement d’obligation. Admettons (chose éminemment improbable) que le premier impératif social, dans les sociétés naissantes, ait eu pour contenu de ne pas toucher aux choses impures : pourquoi l’individu se sentait-il ou se jugeait-il tenu de ne pas faire ce qui était dangereux pour son groupe ? Ce

  1. Voyez le Compte rendu de la sixième séance de l’Association philosophique américaine dans The Journal of philosophy (avril 1906).