Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/156

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prétendu impératif premier ne dérivait-il pas d’un autre précepte sous-entendu : — Agis pour le groupe dont tu fais partie et non pas seulement pour toi ; agis d’une manière juste, relativement désintéressée et relativement universelle. Si le sauvage s’abstenait de toucher un cadavre par pur égoïsme et pour lui-même, il n’y avait là rien de moral ; s’il s’abstenait par désir de ne pas nuire à sa tribu, l’acte était déjà moral parce qu’il commençait à être, en une certaine mesure, désintéressé. Toutes les histoires de tabou n’avancent guère la question morale. Les immenses recherches de Westermarck, récemment publiées, sont une preuve de la stérilité morale de l’érudition anthropologique : la montagne accouche d’une souris[1].

De même, quand les sociologues historiens auront énuméré toutes les manières de saluer chez les différens peuples, — se découvrir ou, au contraire, se couvrir, se serrer la main, se frotter le nez l’un contre l’autre, — en serons-nous beaucoup plus avancés sur la valeur et les vraies raisons de la politesse ? Dans l’éducation de l’enfant, en particulier, toute cette histoire des coutumes servira-t-elle à inspirer l’urbanité ? La diffusion universelle des formalités de salutation prouvera simplement qu’il existe chez tous les hommes une même conception de leurs rapports mutuels, conception qui exige qu’un homme marque à un autre le cas qu’il fait de son caractère de semblable. Les raisons psychologiques et proprement morales finiront toujours par intervenir et par se révéler comme les vraies raisons, que doit étudier une méthode directe. Les causes sociologiques sont ici dérivées ; ce qui est conventionnel dans la politesse, ce sont précisément les formes sociologiques et historiques ; ce qui est normal et naturel, c’est l’intention à la fois morale et sociale des égards.

— La politesse, objecte-t-on, est un exemple de conventions purement sociales et humaines, qui cependant ont une force extraordinaire, si bien que la connaissance même de leur origine conventionnelle et factice ne saurait les détruire. — Mais, répondrons-nous, la politesse enveloppe des élémens moraux qui en sont le plus sûr fondement. L’impolitesse n’est-elle pas une forme de l’égoïsme, un dédain d’autrui, un oubli de la dignité qui appartient aux autres comme à nous ? Elle blesse

  1. Westermarck, The origin and development of moral ideas, 1906. — Voyez aussi l’ouvrage de M. Hobbouse, Moral in Evolution. New-York, 1906.