Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/173

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ruche sociale. » C’est « un fonctionnarisme idéal » et « tout le monde n’est pas né pour être fonctionnaire, » c’est la vie prévue, assurée, « sans mésaventures et aussi sans grandes espérances, sans les hauts et les bas de la bascule sociale, existence quelque peu utilitaire et uniforme, tirée au cordeau comme les planches d’un potager, impuissante à satisfaire les désirs ambitieux qui s’agitent chez beaucoup d’entre nous. » Le socialisme, soutenu aujourd’hui par les révoltés, aurait besoin au contraire pour sa réalisation, dit Guyau, « des gens les plus paisibles du monde, les plus conservateurs, les plus bourgeois. » Gabriel Tarde, dans sa Psychologie économique, cite, en les approuvant, ces appréciations du socialisme. On sait que Guyau a donné, en morale et en sociologie, une importance toute nouvelle à l’idée du « risque » et qu’il en tire les considérations les plus originales. Il l’applique également au problème, de la morale et de la religion socialistes. Le socialisme, dit-il, « ne donnera jamais un aliment suffisant à cet amour du risque, qui est si vif en certains cœurs, qui porte à jouer le tout pour le tout, — toute la misère contre toute la fortune, — et qui est un des facteurs essentiels du progrès humain. » La même idée devait se retrouver chez Nietzsche, l’apôtre de la « vie dangereuse, » l’ennemi du terre à terre bourgeois ou philistin, l’ennemi du train de vie uniforme et monotone dont certains systèmes socialistes semblent nous menacer.

Peut-être Guyau et Nietzsche ont-ils exagéré l’absence d’idéal et la routine bureaucratique à laquelle une société collectiviste serait vouée. L’avenir est le livre aux sept sceaux, comme dit Marx. Mais il faut convenir que la foule n’a guère le culte des lettres et des arts, de la haute poésie et de la haute philosophie. La foule est volontiers utilitaire, d’autant plus qu’elle est obligée de songer à ses intérêts matériels. En outre, elle ne voit guère que l’utilité immédiate et présente. Le vice des démocraties fut toujours l’absence de vues lointaines et désintéressées. Enfin ce fut toujours aussi la tendance à étouffer les élites au profit de la médiocrité, qui forme la majorité. Le peuple confond aisément les aristocraties naturelles, dues au talent et au mérite, avec les aristocraties artificielles et castes sociales ; il confond l’égalité brute avec l’égalité des droits et ne demande qu’à tout niveler sous prétexte d’égalité. Comment se comporterait, à l’égard de l’enseignement supérieur et des