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à l’esprit scientifique que de nier les faits[1]. — Sans doute, mais il serait également contraire à l’esprit scientifique de passer d’un sens à l’autre du même mot. « Or, nous nous sentons obligés » ne permet pas de conclure : « Nous sommes obligés. » La seconde proposition, à notre avis, ne découle nullement de la première, car le sentiment d’obligation, quoique universel, peut être subjectif, partiellement ou totalement illusoire, tout comme peut être subjectif, selon Spinoza, le sentiment vulgaire du libre arbitre, auquel le sentiment d’obligation est lié.

Il faut nécessairement, dit M. Durkheim, considérer comme des choses objectives, comme des réalités fondées et normales, des croyances et pratiques morales que l’on observe de tout temps dans toute espèce de sociétés. « Car si l’universalité n’est pas le signe de la normalité, — où trouver ce signe ? Si un fait qui se retrouve partout n’est pas objectif, qu’est-ce qui mérite d’être appelé de ce nom[2] ? » — Eriger ainsi en réalités objectives des croyances universelles, est-ce vraiment légitime ? Ces croyances sont réelles comme croyances et faits subjectifs, mais leur objet est-il réel ? Tout est là Que de gens croient au « hasard » à la « chance ? « Il fut un temps où l’humanité entière était convaincue que le soleil tourne autour de la terre : cette croyance naturelle et normale était-elle objective ? Si vous posez en principe que des croyances et pratiques qui s’observent en tous lieux et en tous temps sont « des réalités fondées et normales, » vous aboutirez à légitimer toutes les superstitions, car quoi de plus universel que la superstition ? Il y a encore aujourd’hui bien des « incrédules » qui croient à la vertu néfaste du treize à table ou de la salière renversée. La foi à la magie, à la sorcellerie, a été universelle dans les sociétés humaines. Aujourd’hui encore on fait tourner des tables et on interroge les esprits[3]. L’emploi constant et à double entente des mots réalité, faits, choses, n’a de scientifique que l’apparence ; il

  1. M. Durkheim, Année sociologique (9e année, p. 326). Compte rendu consacré au livre de M. Albert Bayet.
  2. Id., ibid., p. 325.
  3. Adolphe Franck m’a jadis raconté qu’il avait vu une table tourner et répondre fort intelligemment par des coups, à des savans qui interrogeaient Moïse ; ce que voyant, il posa ironiquement au prophète un interrogation en hébreu. Moïse ne put répondre ; il avait oublié l’hébreu et ne connaissait plus que le français ! Malgré l’expérience assez concluante du philosophe, les savans qui croyaient au spiritisme n’en continuèrent pas moins de soutenir que Moïse était présent.