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cette idée, comme le voudraient des sectaires, vous éteignez du coup le sentiment. Nous rejetons donc à la fois un sentimentalisme aveugle et un rationalisme glacé. L’éducateur public ne doit pas se contenter de sentimens vagues et obscurs ; mais il ne doit pas davantage se contenter d’idées abstraites, appuyées sur des raisonnemens sans fin. On ne doit pas avoir toujours à la bouche : « Qu’est-ce que cela prouve ? » ni mettre préalablement toutes choses en doute sous prétexte de les fonder rationnellement. C’est cet « au préalable » qui est faux. Nous dirions donc, pour notre part : — Tout sentiment spontané du cœur, toute idée de l’intelligence, toute opinion que la société enseigne doit pouvoir être soumise au contrôle ultérieur de la réflexion, quoique les raisons justificatives de nos sentimens moraux, comme celles de nos émotions esthétiques, soient trop multiples pour pouvoir être épuisées par l’analyse scientifique.

Malgré l’insuffisance de ce mot de cœur', cher aux mystiques, tous les philosophes croient, avec Platon, Plotin et Kant lui-même, que l’intelligence abstraite, celle qui mesure les choses dans le temps et l’espace, celle qui n’atteint nécessairement que les relations des choses entre elles, non leur essence et leur intime action, que cette intelligence-là, qui n’est d’ailleurs qu’une demi-intelligence et n’engendre qu’un savoir matériel, — n’est pas tout et ne peut pas être tout. Elle laisse subsister chez l’homme, plus profondément qu’elle-même, un ensemble d’impulsions et de sentimens, en partie consciens, en plus grande partie inconsciens, qui ont été déposés peu à peu par de longues actions à travers les âges. Le philosophe reconnaît là des lois constantes de la nature et de l’humanité, des instincts vivaces répondant à des réalités toujours vivantes, des habitudes innées qui ne sont pas pour cela du pur machinisme, mais qui constituent une sorte de science infuse, s’ignorant d’abord elle-même,, capable pourtant, par la réflexion, de se justifier elle-même, Pour les Auguste Comte comme pour les Pascal, le cœur a ses raisons que la raison raisonnante et abstraite ne connaît pas ; — mais ces raisons n’en sont pas moins des raisons philosophiques et sociologiques, fondées sur la nature, fondées sur l’expérience accumulée des générations. Philosophes et savans (je parle des vrais philosophes et des vrais savans) sont unanimes à démontrer qu’on n’a pas le droit de faire fi des tendances les plus élevées de notre nature, à nous, êtres pensans et aimans. Si les vérités