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toutes les deux. D’une part, il y a une intempérance de rationalisme dix-huitième siècle à vouloir, par réaction contre la morale religieuse, qu’aucune idée, qu’aucune croyance n’entre dans la tête d’un malheureux enfant sans avoir été au préalable démontrée rationnellement. C’est comme si l’on disait : aucun sentiment du beau ne devra être introduit dans l’enseignement de la littérature ou de l’art, aucune émotion esthétique ne devra être tolérée chez un élève sans qu’on lui ait « au préalable » démontré que cela est beau, par les « méthodes scientifiques » aujourd’hui en vogue à la Sorbonne. Nos maîtres de littérature seraient singulièrement embarrassés s’il fallait prouver scientifiquement que telle poésie d’un Racine ou d’un Victor Hugo est belle ou sublime. C’est ici que le raisonnement finirait par bannir la raison et que la raison même finirait par refroidir tout amour de la beauté. Il en est de même pour le sentiment du bien, qui n’est pas affaire de géométrie. A trop vouloir faire de casuistique rationnelle sur la morale, surtout avec les enfans, on finirait par brouiller toutes les idées.

D’autre part, nous n’admettons pas, dans les méthodes de l’éducation publique, l’empirisme de sentiment cher aux Anglais. Contre Spencer, nous avons toujours soutenu que l’idée enveloppe une force, que le sentiment, qui n’est pas sensation simple, implique lui-même des perceptions, des représentations, un ensemble d’idées tendant à leur propre réalisation, ensemble trop complexe pour être analysé. Sans l’idée, il n’y a plus de sentiment véritable, il n’y a que sensation et impulsion brutes. L’œil ne sert pas seulement à voir, mais à provoquer et à diriger l’action, et si on aperçoit un précipice à ses pieds, cette vision rend possible le rejet en arrière parce qu’elle révèle un danger soudain. C’est ce que Spencer a fini par nous accorder lui-même, il y a déjà longtemps, dans une lettre où il nous expliquait, en la rectifiant, la théorie de sa Statique sociale[1].

Selon nous, la morale est un ensemble d’idées régulatrices et les émotions éveillées par ces idées n’existeraient pas sans elles. Le sentiment du patriotisme a pour âme l’idée de patrie, idée parfaitement scientifique, justifiable à tous les points de vue par la science biologique, par la science sociale, par la science morale, par la science historique ; supprimez ou niez

  1. On peut voir à ce sujet la Critique des systèmes de morale contemporains.