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d’enchanteur. Michel-Ange, qui n’aime pas Bramante, ne peut s’empêcher de lui rendre hommage, Jules II, dès qu’il le connaît, ne sait plus se passer de lui : il renonce brusquement à l’entreprise de son tombeau, relègue Michel-Ange à la voûte de la Sixtine, et se livre passionnément aux idées gigantesques de son nouvel architecte. En vérité, on ne fait pas sa place à ce grand homme : il existe une bibliothèque sur Michel-Ange, sur Raphaël ; nous attendons encore un livre sur Bramante. Il est bien clair pourtant que si quelqu’un dans l’art a joué un grand rôle, c’est lui, c’est l’Amphion de la nouvelle Rome. Tous les théoriciens, les penseurs de la Renaissance, un Brunelleschi, un Alberti, ne sont ni des peintres ni des sculpteurs, mais bien des architectes. Qui est plus que Bramante un de ces conducteurs ? Que ne lui doit pas Raphaël ? C’est que seul l’architecte a le pouvoir de traduire le monde en formules générales, en signes à la fois sensibles et abstraits : nul art ne participe davantage de l’intelligence, n’imprime à la matière avec plus d’évidence le caractère de la pensée : tracer un cadre à l’existence, lui dessiner son plan, distribuer ses activités selon des formes conçues d’avance, qui nous proposent à chaque instant la règle de nos facultés et l’idéal de nos puissances, c’est l’œuvre du grand architecte, et elle tient du poète et du législateur. Elle rythme la vie, — et ce n’est pas sans raison que les noms d’ordonnance, d’ « ordres » sont des termes d’architecture ; elle discipline et exalte, nous guide et nous contient. Tous les autres arts dépendent d’elle ; l’homme se modèle à son image, grandit ou se rétrécit, pour ainsi dire, à son échelle. Plus que tout art, l’architecture exprime une civilisation : et c’est ce qui donne à Bramante son importance exceptionnelle dans l’œuvre de la Renaissance. Car c’est chez lui que la Renaissance prend pour la première fois la valeur d’une révélation ; et quel artiste était plus capable de l’exprimer, que le maître au cou d’athlète et au front d’inspiré, au profil de vieux roi, tel que nous le montre Caradosso, inondé de génie et d’ambitions immenses, dont témoigne son surnom, frère de ceux d’un Morgante ou d’une Bradamante, et où j’entends toujours l’insatiable appel, le désir infini, le bramare de la Renaissance ?

Certes, ce fut un rare spectacle de voir ces deux sexagénaires, le Pape et l’architecte, deviser de l’avenir et, faisant table rase du passé, improviser une ville nouvelle. Un pense au Faust de Gœthe, pris d’un délire d’action sur le bord du tombeau. Deux grandes voies parallèles au Tibre devaient s’ouvrir sur chaque live : à gauche, la