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la magie du détail ? Et qui peut se figurer avec exactitude ce qui n’a été que le songe d’un visionnaire de génie ?

C’est à ce moment-là qu’il eût fallu voir Rome. On aura, dans le livre de M. Rodocanachi, les élémens de ce voyage imaginaire. Et l’on se prend à souhaiter, pour cette Rome du XVIe siècle, un plan en relief, une forma Urbis comme l’admirable restitution que M. Bigot a réalisée pour la Rome d’Alexandre Sévère. On y verrait juxtaposées, entrelacées, mêlées les trois Romes de l’antiquité, du moyen âge et de la Renaissance ; les deux premières soudées ensemble comme un animal parasite logé dans la coquille d’un autre, devaient offrir à l’intelligence un merveilleux spectacle historique. Les phénomènes humains s’y présentaient à tous les pas en tableaux saisissans d’histoire naturelle ; tout n’était pas, comme aujourd’hui, disséqué, séparé, étiqueté, catalogué comme des pièces de muséum, par l’anatomie minutieuse de l’érudition et de l’archéologie. Le Forum n’était encore que le Campo Vaccino ; des cultures maraîchères s’étendaient sur le Palatin. Des masures s’attachaient aux ruines. Le marché aux poissons s’abritait sous les portiques d’Octavie ; les bouchers tenaient leurs étaux au forum de Nerva, ou suspendaient leurs crocs aux arcades du théâtre de Marcellus. Trois arcs de triomphe enjambaient encore le Corso. Çà et là, des palais, les nouvelles demeures patriciennes, s’élevaient au milieu de démolitions ou de misères sordides ; des boulevards ébauchés se perdaient en fondrières et ne menaient à rien ; des rues projetées se heurtaient à des bâtisses têtues ; partout l’inachevé, l’ordre contrarié par l’irrégularité, la vie en transformation, du velours sur des guenilles et des délabremens. Parmi tout cela des espaces vides, des vignes, des jardins, des cimetières, de vastes intervalles de silence. Dans ces solitudes, palpitaient les centaines de cloches des couvens, tous les frémissemens de bronze de l’ « Isle sonnante. » Et, au-dessus de la ville, là-bas, vers le Vatican, dépassant la toiture crevée de l’ancienne basilique, se hissaient dans les airs les quatre pylônes démesurés et les arcs formidables de la grande « machine » de Bramante, pareille à un défi au ciel, tragiquement interrompu, foudroyé et sublime.

Toutes ces métamorphoses n’allaient pas sans résistances. Le Romain, volontiers caustique, de goûts conservateurs, regardait d’un œil ironique le terrible remue-ménage que faisaient dans sa ville ce pape infatigable et son diabolique architecte. Pasquin allait son train. On riait du pontife se promenant tout guilleret au milieu de ses