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folk-lore, la ville de Tannhaüser et de l’enchanteur Virgile, celle de la Sibylle et de la Vierge de l’Ara Cœli, où la Madone apparaissait dans un nimbe à César, où Néron, du haut de la tour des Colonna, assistait en chantant à l’incendie de Rome ; où les dompteurs équestres du Monte-Cavallo étaient deux « philosophes, » deux jeunes gymnosophistes, Phidias et Praxitèle, qui venaient annoncer une vérité nouvelle ; et où la Vénus ténébreuse des tentations nocturnes étouffait dans ses bras d’airain le jeune époux imprudent qui par jeu lui passait au doigt son anneau de fiançailles.

Ce monde-là s’évanouissait derrière l’horizon, et le néophyte néerlandais n’en a plus le souvenir. S’il revenait aujourd’hui rêver à la même place, s’y orienterait-il encore ? Reconnaîtrait-il son Forum, excavé jusqu’à l’os par la science moderne, et son Capitole écrasé par le monument national ? Qu’a-t-on fait en élevant cette masse orgueilleuse, des contours de l’ancienne ville, de ses profils défigurés ? Que reste-t-il de l’ondulation des collines romaines, des plis de ce grand linceul roulé sur un ossuaire ? Sans doute, la vie a ses droits, elle a ses exigences : elles sont cruelles à la beauté. La nouvelle Italie a repris à son compte le rêve impérialiste du Rovere et de son architecte : elle en a fait une dure et victorieuse réalité. On en conviendra en lisant ce beau chapitre de M. Rodocanachi : la Renaissance a tracé le programme de l’avenir ; la « troisième Rome, » sur plus d’un point, accomplit les plans de la seconde. Celle-ci prévoyait-elle ce qu’elle y perdrait de sa poésie ? Le progrès coûte cher. On songe, devant ce dessin du pèlerin hollandais, et en le comparant à ce que nous voyons, à la prophétie de saint Benoît, rendant courage à un de ses moines consterné par l’approche menaçante de Totila : « Rassure-toi, mon enfant : la destruction de Rome ne sera pas l’œuvre des barbares. »


LOUIS GILLET.