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s’élève de cet immense tombeau ; avant eux, ils avaient chanté ce grand chant de deuil de l’histoire, cette angoisse qui monte du passé comme d’un cimetière, et qui nous fait sentir à Rome plus qu’ailleurs, parmi plus de grandeurs fracassées, la vanité de notre existence, la fatalité de la vie, la brièveté, l’universelle fragilité des choses.

Parmi les images de son livre, M. Rodocanachi en publie quelques-unes qui expriment d’une manière pénétrante ce sentiment nouveau. Ce sont les cahiers d’un artiste qui passe, avec raison, pour un des plus méchans peintres de l’école hollandaise : venu à Rome pour y chercher le nouvel Évangile de l’art, Martin Heemskerk s’y infecta d’un détestable académisme. Les idées du pauvre Batave grimacent pitoyablement, dans leur peau étrangère de nudités gréco-romaines. Pourtant, ce barbouilleur n’a pas perdu son temps dans la ville divine. Il y a dessiné, au cours de ses flâneries, un album de croquis, vues de sites, de palais, de ruines, qui forment un document unique sur la topographie romaine et sur l’état d’esprit d’un pèlerin de ce temps-là

On trouve dans cet album les vestiges de monumens aujourd’hui anéantis ; on y entre dans l’intimité des collections romaines. Comme toujours, — comme il arriva chez nous pendant la Révolution, — ces grandes crises de destruction sont l’âge d’or des amateurs ; l’iconoclaste est le cousin du fondateur de musée. Pourtant, le Romain de la Renaissance ne prend pas grand soin de ses « anticaglie. » Il les goûte en artiste plus qu’en archéologue ; il les entasse sous un portique, dans un désordre pittoresque, ou les espace dans sa villa, sur un fond de verdure sombre, — peuple de blancheurs élégiaques et de déités virgiliennes, murmurant vaguement des églogues sans paroles et qui, devant quelque profond bosco, baignées et à demi reprises par la Nature, composent des Piranèse et des Hubert Robert.

Un grand panorama de Rome, que M. Rodocanachi reproduit et commente après de Rossi, occupe trois feuillets de ce précieux album. L’artiste s’est placé sur un observatoire qui devait être un lieu classique, connu des touristes et des guides : c’était ce promontoire de la roche Tarpéienne où le Pogge aimait à s’asseoir pour contempler les ruines, et méditer sur les changemens de la fortune. On embrasse de là toute la ville : vaste paysage de mélancolies ! Du point où il était, Heemskerk voyait déjà disparaître deux Romes : celle de l’antiquité et celle du moyen âge. La raison, avec ses alignemens implacables, chassait de partout la légende. Elle détruisait, avec les ruines, leur flore de « merveilles, » la ville fabuleuse du