Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/290

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il s’allongea dans l’esquif, puis goguenard improvisa une égrillarde chansonnette.

Misérable !... Je tentai de saisir les avirons ; mais il me repoussa, meurtri par son poing, et brutalement blessé au visage ; Sant’Angiolo voulut me venir en aide : un coup de pied le coucha sur le fond du canot. Alors, décrochant ses rames, le timonier les jeta au loin, hors de notre atteinte :

— Là ! monsieur le Français. Accostez, maintenant !... Addio, Diva... Toi, le ruffian, reste tranquille !... Addio, materasso d’amore !...

Bientôt, s’en allant à la dérive, notre barquette s’éloigna ; un très faible courant l’entraînait vers la sortie de la Grotte.

— Ne m’abandonnez pas ! suppliait la Campofîori... J’ai peur !... Angelo ! Angelo !

Hélas ! ce vaillant Luna ne pouvait rien pour la secourir. Lui non plus ne savait pas nager, et per Bacco ! cette eau verdâtre était bien profonde ! Consterné, dompté d’ailleurs par la rude caresse de Gennaro, il inclinait la tête sur ses genoux, crispait les poings, et très dramatique me rappelait l’Ugolino dans la Tour de la faim : Ambo le mani di dolor morsi... Magnifique tragédien !

— Angelo !... mon Angelo ! criait éperdument l’abandonnée... C’est un fou !... je suis en péril... Angelo ! ! !... Lâche ! Oh ! lâche !

Vains appels, inutiles injures ! L’héritier des Comnènes n’y répondit que par un superbe geste de désolation... Quant à moi, fort alarmé, j’interpellais Marcellus, lui répétant mon nom, le conjurant de venir nous rejoindre ; il n’entendait pas, ne voulait rien entendre ; Rosina se démenait, en proie à une crise de nerfs ; Cecco marmonnait des patenôtres ; Gennaro chansonnait sa princesse, et emporté par le remous, lentement, très lentement, notre bateau s’éloignait.


Une surprenante transformation venait de se produire chez le franciscain. Le vieil homme presque aveugle que j’avais vu se traînant sur le chemin, caduc, pliant l’échine sous la souffrance, avait recouvré une étrange vigueur de jeunesse. De semblables phénomènes ne sont pas rares chez un névrosé, et les médecins aliénistes nous ont appris quelle force surhumaine développent souvent de subits accès de démence. Lautrem avait saisi dans sa barque un de ces lourds tridens dont se servent