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à chaque tournant une plus vaste étendue ! Du sommet, le panorama est grandiose. Le regard embrasse toute la Lombardie jusqu’à Milan que l’on devine à l’horizon. On distingue six lacs : à gauche, celui de Côme ; devant soi, celui de Varèse ; à droite, les petits lacs de Biandronno, de Monate et de Comabbio ; enfin, très loin derrière eux, deux morceaux du Majeur. C’est sans doute ce qui faisait compter jusqu’à sept lacs par Stendhal qui s’écriait : « Ensemble magnifique… on peut courir la France et l’Allemagne sans avoir de ces sensations-là ! » Il est certain que peu de vues sont aussi splendides, surtout vers le soir, quand les masses d’eau miroitent au soleil couchant comme des reliquaires d’or. Mais, malgré son cri d’admiration, ce jour-là, 24 juin 1817, Beyle était profondément triste, triste au point de regarder à peine les femmes qui l’accompagnaient dans sa promenade et dont deux au moins, nous dit-il, étaient très belles. « N’ayant pas le temps d’être amoureux d’aucune d’elles, je le suis de l’Italie. Je ne puis vaincre ma mélancolie de quitter ce pays… » Et sans doute il était sincère ; mais à ce regret se joignait un souvenir qui lui mettait aux lèvres un goût d’amertume. Il se rappelait une autre ascension, faite six ans avant, par un beau matin d’octobre « où le soleil se levait environné de vapeurs, où les coteaux inférieurs paraissaient des îles au milieu d’une mer de nuées blanches. » Comme il montait allègrement alors ! Il allait retrouver Angelina Pietragrua qu’il avait connue dans sa jeunesse, qu’il venait de revoir plus belle encore que son amour l’avait imaginée pendant les années de séparation, et qui s’était enfin donnée à lui. Mais, hélas ! la Madonna del Monte ne fut guère favorable aux amans. Bien que le frère du curé lui eût confié la benedetta chiave, la clef de la porte qui faisait communiquer son appartement avec le péristyle de l’église, il ne put rejoindre la jolie Milanaise. Soit pour exciter son amour, soit réellement parce que la jalousie de son mari était éveillée, elle s’arrangea pour lui échapper. Sur cette terrasse d’où je contemple l’admirable panorama, Beyle médita sur l’amour et attendit vainement celle qu’il devait plus tard traiter de « coquine. » Un siècle après, presque jour pour jour, je ne sais quelle grâce plus émouvante ce souvenir ajoute au paysage, à ce paysage que ses yeux, fixés ailleurs, regardaient mais ne voyaient pas.