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Jusqu’ici la pièce a marché d’un assez bon train. Molière aime, il épouse, il est trompé : il y a dans tout cela de la suite et un juste progrès. Mais il est bien impossible que la pièce maintenant avance d’une ligne. La situation y sera toujours sensiblement la même. Les mêmes scènes s’y répéteront et les personnages y diront à peu près les mêmes choses, parce que les choses qu’ils feront seront exactement les mêmes. Armande est infidèle : son mari la surprend ; il gronde et il pardonne. Ce n’est pas très varié. Cela manque d’imprévu. Peut-être seulement l’auteur a-t-il voulu nous montrer Molière descendant plus profondément dans l’infortune, dans la complaisance et dans le mépris de lui-même ; car là aussi il y a des degrés. Mais, j’en ai déjà fait la remarque, cette succession de tableaux ne devait pas être nécessairement une progression. Et, par exemple, le quatrième, qui est tout à fait vide d’action, est le plus large d’exécution et le plus émouvant.

Il débute par une scène entre Molière et son médecin. Dans une pièce sur Molière il fallait, de toute nécessité, faire une place aux médecins de Molière. C’est une des parties de son théâtre qui l’ont rendu le plus populaire : sa raillerie nous est une vengeance, telle quelle, contre ceux à qui nous demandons vainement la santé ; il nous est moins pénible de bafouer leur ignorance, que de constater la cruauté impitoyable de la nature. Plus encore que le malade, c’est le poète qu’il importait de nous faire connaître. Molière est en train d’écrire le Misanthrope. Cela chagrine Madeleine qui goûte surtout en littérature le genre alimentaire et représente la raison trébuchante et sonnante. A quoi bon viser si haut ? Le public ne demande au théâtre que de le divertir. Il va aux pièces qui l’amusent, et ne va pas aux autres. Les pièces les meilleures sont celles qui font le plus d’argent, et la seule critique qui compte est celle de la recette. À ces conseils terre à terre, Molière oppose son rêve d’artiste qui croit à la noblesse et à la dignité de l’art. Il l’exprime en fort beaux termes, avec peut-être quelque excès d’éloquence, mais ici l’excès est à peine un défaut. On voit quel est le procédé de l’auteur. Il a prêté à deux personnages différens des opinions qui en fait appartenaient à un seul. Il a fait de Madeleine la mauvaise conscience littéraire de Molière. C’est un louable scrupule de piété pour la mémoire d’un grand écrivain. Mais, en réalité, Molière est seul responsable des concessions qu’il a faites, et que sans doute il a faites sans regret, au goût de la foule. Il a créé chez nous la grande comédie et l’a portée tout de suite à un degré de perfection