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nous ravit, aujourd’hui encore, dans le seul portrait que nous ayons de lui ; et il y avait dans ses yeux quelque chose d’effaré qui frappa aussitôt le duc d’Ossuna. « Figurez-vous, lui dit le vieillard, qu’il m’arrive une aventure incroyable ! Vous vous souvenez que, voici cinq ou six ans, lorsque j’ai fait paraître les premiers volumes de mon Universa Theologia moralis, un bon nombre de prêtres de chez nous ont voulu me déférer à l’Inquisition, parce qu’ils jugeaient ma doctrine trop sévère ! Ils estimaient que l’idéal moral que je proposais était trop rigoureux pour s’adapter à l’usage de la vie du monde, et me reprochaient d’avoir regardé comme inexcusables toute espèce d’actes tenus pour boites par les Sanchez et les Hurtado. Eh bien ! voilà maintenant qu’en France s’est répandu un libelle qui, tout au contraire, représente ma doctrine comme scandaleusement relâchée, et m’accuse d’être un corrupteur de la morale de Jésus-Christ ! »


Ce bon moine s’appelait Antonio de Escobar. Et il ne se trompait pas en disant que le « libelle » dont il se plaignait s’était rapidement « répandu à travers la France, » puisqu’on sait que ce libelle était la glorieuse série des Lettres écrites à un provincial. Il ne se trompait pas non plus, comme l’on sait, sur le caractère que prêtait le libelle non seulement à sa doctrine morale, mais aussi à sa propre personne. Peut-être même avait-il eu l’occasion de connaître dès lors quelques-unes des épigrammes qui n’allaient plus cesser désormais chez nous, pendant trois siècles, — et uniquement sur la foi du susdit « libelle, » — de le proclamer le plus scandaleux des « corrupteurs de la morale de Jésus-Christ ? » On se rappelle l’indignation avec laquelle l’austère La Fontaine a cru devoir, tout comme les autres, s’élever contre les audaces sacrilèges du religieux de Valladolid :


Veut-on monter sur les célestes tours ?
Chemin pierreux est grande rêverie :
Escobar suit un chemin de velours...


J’ajouterai que probablement le P. Escobar aura pu tout au moins, dès son vivant, se consoler un peu de la diffusion du terrible « libelle » en lisant quelques-unes des réponses sans nombre qui y avaient été faites, à la fois, par des Pères de sa Compagnie et par une foule d’autres savans hommes. Après lui, la série de ces réponses s’est poursuivie d’âge en âge, depuis les écrits du P. Annat et du P. Pirot jusqu’à l’édition des Provinciales publiée et annotée, vers 1860, par l’abbé Maynard. On ne s’est pas fait faute de nous