Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/601

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autre : celle de l’Université. Contrairement à ce qui eut lieu pour Renan, le passage de l’une à l’autre semble s’être fait très naturellement, sans crise et sans rupture. Au modeste instituteur de Tavers, l’Ecole normale, le professorat, devaient paraître le terme lointain, idéal de « l’ascension » qu’il rêvait pour son fils. Celui-ci se laissa faire apparemment sans difficulté : si parfois, aux heures de rêverie solitaire, la vocation d’écrivain était venue peut-être solliciter son ambition naissante, il devait se dire, comme tant d’autres avant et après lui, que l’Université lui offrirait les moyens de tout concilier, et qu’en tout cas elle ne le détournerait pas de sa voie véritable. Le raisonnement, s’il a été fait, dénote un bon sens singulièrement avisé. La culture universitaire, — telle qu’elle se donnait alors, — n’a point porté de plus heureux fruits que ceux qu’elle a fait pousser sur ce terrain, d’ailleurs exceptionnellement riche et bien préparé. A l’adolescent curieux et fin qui venait lui demander surtout une direction spirituelle, elle ouvrit l’esprit en tous sens ; surtout, elle fit de lui, dans toutes les acceptions du mot, un humaniste accompli. Dans tout ce qu’il écrira depuis, on sentira l’homme qui est nourri jusqu’aux moelles de toute la tradition classique et qui, même dans ses plus luxuriantes fantaisies, et ses infidélités apparentes, jamais au fond ne l’oubliera. En même temps, il s’initiait, tant bien que mal, à la vie contemporaine : il dévorait Victor Hugo, il lisait Feuillet, qu’il adorait ; avec « toute la jeunesse étudiante » d’alors, « il se trouva républicain et se déclara ennemi juré de l’Empire. » Lui aussi, enfin, « à quinze ans, il copiait avec émotion et il admirait fort » les vers généreux et puérils de ce bon jeune homme qui s’appelait Jacques Richard.

A tous ces Brutus de collège la vie réelle allait ménager un terrible réveil. Le témoignage de M. Lemaitre ici est précieux à recueillir, et il a une valeur personnelle à la fois et symbolique de premier ordre : « Je n’ai point, a-t-il écrit, sur la guerre de 1870 des souvenirs « saisissans, » mais sombres et mornes. J’avais dix-sept ans : il y a eu de petits combats tout près de mon village, qui a été occupé pendant plusieurs mois ; j’ai aidé à soigner les blessés et les malades dans une petite ambulance. Voilà tout. Mais je crois que d’avoir vu cette guerre, ou de ne l’avoir pas vue, cela met (en général) une grande différence entre deux Français. » Et ailleurs, parlant de sa propre génération :