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conscience ou l’illusion d’avoir fait de beaux vers. » Ajoutons qu’on ne saurait rêver pour un futur écrivain en prose de plus fécond apprentissage : les prosateurs les plus originaux sont peut-être ceux qui ont commencé par être poètes. Que si cet écrivain en prose est un critique, bien loin que sa vocation première lui soit inutile, elle lui assure au contraire une supériorité marquée sur ses congénères. Ceux-là seuls, j’en suis convaincu, peuvent bien parler des poètes qui ont été poètes eux-mêmes, et c’est pour cela sans doute que les critiques des poètes sont si rares. L’exemple de Sainte-Beuve et celui de M. Lemaître ne sont assurément point pour me démentir.

Et enfin, c’est vraiment une bonne fortune pour la critique que d’avoir affaire à un écrivain ayant dans son œuvre quelques volumes de vers. C’est là, n’en doutez pas, qu’il s’est, — consciemment ou inconsciemment, peu importe, — le plus intimement trahi, le plus complètement livré. Si « impressionniste » qu’on la conçoive, la critique est la critique, quelque chose de nécessairement un peu impersonnel. Si je lis de vous un article sur Corneille, c’est pour apprendre quelque chose sur Corneille, et non sur vous-même, et je suis en droit de vous en vouloir si vous abusez du nom de Bossuet pour me conter vos petites aventures individuelles. Au contraire, les vers ont été inventés, — la tradition le veut ainsi, et peut-être la nature des choses, — pour dire, ou tout au moins pour laisser entendre mille détails plus ou moins intimes qu’on n’oserait peut-être pas exprimer, ou tout ou moins publier en prose. A supposer d’ailleurs que le poète se vante, ou veuille nous dérouter quelquefois, et qu’à prendre au pied de la lettre ses transpositions de la réalité vécue, on risque surtout de faire preuve d’une rare naïveté, ce qui est sûr, c’est qu’il ne peut s’empêcher, par la qualité de ses rêves, par l’accent et le rythme de ses confidences, même fictives, de nous révéler le tour de son imagination, la nature et l’espèce, et le fond même de sa sensibilité. Et c’est cela seul qui importe. Et c’est pourquoi la critique doit attacher une particulière importance aux vers de M. Bourget, à ceux de M. France, — et à ceux de M. Jules Lemaître.

Il y a beaucoup d’espiègleries dans ces vers, — surtout si l’on se reporte aux éditions originales, — et il n’est point douteux que le poète ne se soit beaucoup amusé en écrivant la « chanson » de Nini-Voyou, la Ballade des Questions, le Sucre, ou encore