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fuyante complexité de la vie. Et, pour toute définition, l’on est tenté de dire au lecteur : « C’est charmant. Lisez. »

Il faut pourtant essayer d’être un peu plus précis, et tâcher d’investir, de cerner peu à peu cette souple et subtile pensée. Ce qui frappe tout d’abord dans le moindre article de M. Jules Lemaître, c’est le charme incomparable du style. Certes, en critique comme ailleurs, le style n’est pas tout ; mais sans le style, les idées les plus ingénieuses, les sentimens les plus originaux sont, ou peu s’en faut, comme non avenus. Il faut très bien parler pour se faire entendre. Parmi toutes les voix qui s’élèvent, celles-là seules s’imposent qui, plus harmonieuses, plus chaudes ou plus vibrantes que les autres, semblent l’écho d’une âme plus profonde, plus ardente ou plus riche. Savez-vous pourquoi de très grands critiques, comme Scherer ou Montégut, n’ont pas eu au total toute la notoriété qu’ils méritaient ? Parce qu’ils n’avaient pas, le premier surtout, la forme décisive, impérieuse, qui darde la pensée comme une flèche, et fait qu’elle s’implante, pour y vibrer longuement, dans l’esprit qui la reçue. Ce mérite, M. Lemaître l’a au plus haut point : on reconnaît entre mille autres une page écrite par lui, et on ne l’oublie plus. « Nul n’écrit mieux que lui, disait Brunetière, d’un style plus vif, plus souple et plus inattendu : il joue avec les mots, il en fait ce qu’il veut, il en jongle. » Dès ses premiers articles, il faisait admirer aux connaisseurs cette manière à lui, incisive, spirituelle, légère, câlinement égratignante, de concevoir et de dire les choses. Sur Musset : « Il fut le plus fringant des fantaisistes, le plus élégant des blasphémateurs, le plus ardent des poètes et le plus faible des hommes : quelque chose comme Byron avec les nerfs et la sensibilité d’une femme. » Sur la poésie de Laprade : « Excelsior est un cri honorable ; répété durant dix mille vers, û devient un peu fatigant. » Sur les vers de Leconte de Liste : « J’y vois l’œuvre d’une sorte de Michelet qui n’a pas de nerfs, et qui cisèle au lieu de pétrir. » Il appellera George Sand « la grande faunesse qui aime naïvement les beaux hommes bruns et les Renés campagnards. » Il dira de Balzac : « Cet esprit lourd, puissant et comme empêtré de matière, cette espèce de taureau est un mystique ; » de Madame Bovary : (c Tout le monde a connu Mme Bovary... Mme Bovary résume toutes ces Phèdres de chef-lieu de canton. » Et je goûte fort aussi ces quelques lignes sur Salammbô : « La cité punique est