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savoure les plus récens raffinemens de notre sensibilité et de notre pensée ; quand je retourne en province, au foyer de famille, et qu’après les élégances et l’ironie de Paris je sens tout autour de moi les vertus héritées, la patience et la bonté de cette race dont je suis ; quand j’embrasse, de quelque courbe de la rive, la Loire étalée et bleue comme un lac, avec ses prairies, ses peupliers, ses îlots blonds, ses touffes d’osiers bleuâtres, son ciel léger, la douceur épandue dans l’air et, non loin, dans ce pays aimé de nos anciens rois, quelque château ciselé comme un bijou qui me rappelle la vieille France, ce qu’elle a fait et ce qu’elle a été dans le monde : alors je me sens pris d’une infinie tendresse pour cette terre maternelle où j’ai partout des racines si délicates et si fortes ; je songe que la patrie, c’est tout ce qui m’a fait ce que je suis ; ce sont mes parens, mes amis d’à présent et tous mes amis possibles ; c’est la campagne où je rêve, le boulevard où je cause ; ce sont les artistes que j’aime, les beaux livres que j’ai lus. La patrie, je ne me conçois pas sans elle ; la patrie, c’est moi-même au complet. Et je suis alors patriote à la façon de l’Athénien qui n’aimait que la ville et qui ne voulait pas qu’on y touchât parce que la vie de la cité se confondait pour lui avec la sienne. Eh ! oui, il faut sentir ainsi : c’est si naturel ! Mais il ne faut pas le dire ! c’est trop difficile, et on n’a pas le droit d’être banal en exprimant sa plus chère pensée[1].


Il n’y a pas là de mots bien rares, d’épithètes bien imprévues, d’images bien raffinées, de constructions bien subtiles. La phrase, élégante et sinueuse, se déroule sans hâte, comme le cours nonchalant de cette Loire si tendrement aimée ; mais tout est si juste de ton, les alliances de mots sont si naturelles et si heureuses, le verbe obéit si docilement à l’idée qu’il exprime, à l’émotion qu’il traduit, il en suit si fidèlement le mouvement et le rythme, qu’on ne saurait distinguer ici la pensée de l’expression. Le style fait corps avec l’idée ; il ne s’analyse pas, il ne se démonte pas ; il n’est que le geste involontaire d’une âme, — de l’une des âmes les plus mobiles, les plus frémissantes de ce temps. Je crois que ceux qui comparent le style de M. Jules Lemaître à celui d’Anatole France commettent une légère méprise. Le style d’Anatole France est admirable, mais il est composite ; c’est un merveilleux alliage, mais un alliage qui a ses secrets, ses procédés peut-être, et dont un très habile orfèvre

  1. Contemporains, 1re série, p. 125-126. — Cette page a été en partie reprise dans un Discours prononcé à la distribution des prix du lycée d’Orléans Contemporains, 7e série, p. 226), et elle est elle-même, en partie, une reprise de ces vers des Petites Orientales La Loire), édition actuelle des Poésies, p. 253.

    La Loire est une reine, et les rois l’ont aimée :
    Sur ses cheveux d’azur ils ont posé, jaloux,
    Des châteaux ciselés ainsi que des bijoux ;
    Et de ces grands joyaux sa couronne est formée.