Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/618

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pourrait retrouver le titre ; certes, l’artiste cisèle un très rare métal, mais ce métal est de l’airain de Corinthe. Rien de tel, ce me semble, chez M. Jules Lemaître : si son style est travaillé, plus qu’il n’y paraît peut-être, — car le parfait naturel est presque toujours un fruit laborieux de l’art, — jamais il ne sent l’huile, ni l’effort. Les influences qu’il a pu subir, il se les est « converties en sang et en nourriture. » On ne le pastiche pas ; il n’y a pas de « recettes » pour penser et pour sentir. Il mérite, ce style exquis, qu’on redise de lui ce mot découragé que M. Bourget nous rapporte à propos de Renan : « Ah ! la phrase de celui-là, on ne voit pas comment c’est fait. »

Nos idées générales sont presque toujours conditionnées par les intérêts ou les exigences de notre talent, quand nous en avons. J’ai l’air de caractériser le style et l’art d’écrivain de M. Jules Lemaître ; en réalité, je crois bien avoir découvert tout le secret de son « impressionnisme » critique. On sait assez en quoi il consiste. Très fermement convaincu qu’on ne peut jamais sortir de soi, et que toutes nos idées, tous nos jugemens sur le monde ou sur la vie, sur les hommes ou sur les livres ne sont jamais que la projection de notre moi sur l’univers, l’auteur des Contemporains, bien loin de souffrir pour son compte de cette infirmité soi-disant nécessaire de la condition humaine, s’en accommode au contraire le plus gaiement du monde ; il s’en réjouit, il s’y complaît ; il en fait la théorie : théorie subtile, captieuse, discutable, — ce n’est pas ici le point, — et surtout « le plus mol oreiller pour une tête bien faite » qu’ait jamais inventé depuis Montaigne la paresse critique. Car il suit de là deux choses : d’abord, que juger un livre, c’est forcément traduire l’impression que la lecture de ce livre a faite sur nous ; et ensuite, que plus cette impression sera naïve, spontanée, fidèlement rendue, plus elle a chance d’être originale, vivante et persuasive. Et toute l’œuvre critique de M. Lemaître n’est, de son propre aveu, qu’un recueil de ses « impressions » de lecture. La théorie est discutable, je l’ai dit ; la méthode est dangereuse, tout au moins pour d’autres que M. Lemaître ; mais voyez comme l’une et l’autre sont étroitement adaptées aux besoins profonds, impérieux de son art. Écrivain, il vaut surtout par l’exactitude scrupuleuse avec laquelle il rend à l’aide des mots le chant qui s’élève en lui ; il faut donc que rien ne s’interpose entre son moi et sa plume au moment où il