Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/623

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une œuvre, il faudrait que nous fussions capables de ce travail de réforme intérieure, de conversion véritable qu’exige M. Bergson du vrai philosophe, — et que M. Edouard Le Roy définissait naguère admirablement ici même ; — il faudrait que, par delà les acquisitions de la conscience critique, nous redevinssions capables d’intuition. L’impressionnisme de M. Jules Lemaître lui aura au moins rendu ce service de développer en lui les puissances d’intuition. De propos très délibéré, il s’est conservé « un esprit lucide et ingénu » tout ensemble, qu’il applique avec succès aux œuvres les plus diverses. Il excelle à « découvrir » ou à paraître « découvrir » les chefs-d’œuvre les plus connus. Eschyle ou Sophocle, Térence ou Shakspeare, Molière ou Racine ne lui en imposent nullement. « Ecartant les végétations parasites, » les gloses interminables qui nous dérobent ces maîtres vénérables, il se rapproche d’eux, et il les rapproche de nous le plus possible : il admire dans Euripide des « mots dénature » dignes du Théâtre-Libre ; il compare la comédie latine à une « représentation dramatique gratuite à l’Hippodrome, un jour de fête nationale, » et il a une façon de commenter le Misanthrope ou Polyeucte qui nous fait merveilleusement voir tantôt combien les hommes du XVIIe siècle sont loin, et tantôt combien ils sont près de nous. Et encore qu’il ne faille point abuser de ce procédé, il n’en est point, quand il est manié avec tact, qui nous fasse mieux sentir, dans les œuvres littéraires, l’identité et la diversité tout ensemble de la vie morale.

La vie morale : voilà, au fond, le vrai critérium de M. Jules Lemaître critique dramatique. Quelle que soit la pièce qu’il examine, ce qu’il demande avant tout à l’auteur, c’est de nous présenter des caractères vivans et vrais ; tout le reste lui est presque indifférent. L’habileté technique, les mérites mêmes du style, il en fait très bon marché, s’il ne rencontre pas cette toute petite chose bien humble, un peu d’humanité. A travers la littérature dramatique de tous les temps et de tous les pays il cherche l’homme, et comme chacun « porte en soi la forme de l’humaine condition, » il n’a qu’à confronter avec lui-même ces simulacres humains, parfois ces fantoches, que les dramaturges lui présentent, pour les mesurer tous à leur vraie valeur. Certes, on avait avant lui, sous les masques, essayé de voir les visages ; mais personne encore ne l’avait fait avec cette continuité,