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cette richesse d’expérience et de pensée, cette vivacité amusée de style et cette souplesse de talent. Imaginez Montaigne revenant au monde et se faisant chroniqueur théâtral : il semble qu’il n’eût pas écrit autrement. On lut avec passion ces « feuilletons de moraliste : » le mot est de quelqu’un qui s’y connaît bien, de M. Emile Faguet. Moraliste en effet, M. Jules Le maître l’était dans toutes les acceptions du terme : car il ne se contentait pas de rechercher la vérité morale au théâtre, et de comparer le théâtre avec la vie ; il méditait sur le théâtre comme il eût médité sur la vie elle-même. Il s’expliquait sur la valeur morale des personnages fictifs qu’on lui mettait sous les yeux ; il discutait abondamment les cas de conscience où ils se trouvaient engagés, et quand le problème était mal posé, ou quand les personnages, trop inconsistans, lui paraissaient trop irréels, oubliant le théâtre, il se laissait volontiers aller à refaire la pièce comme elle aurait dû se jouer dans la vie de tous les jours. Et c’est ainsi que les desiderata du moraliste éveillaient tout naturellement en lui la vocation de dramaturge et l’entraînaient peu à peu à ce rôle.

Avant de le suivre dans cette nouvelle carrière, essayons d’envisager l’ensemble de son œuvre critique, et d’en dégager les tendances essentielles, les idées maîtresses auxquelles il s’est le plus constamment tenu. Ne nous laissons pas prendre aux airs de scepticisme détaché qu’il affectait très volontiers, surtout à ses débuts : il jetait sa gourme, et, « universitaire libéré, » mais qui veut trop faire oublier sa toge, — l’excellent Maxime Gaucher le lui reprochait, non sans raison, — il ne résistait pas au plaisir de scandaliser un peu, de manier l’ironie transcendantale, de faire briller toute la grâce, et pétiller toute la mousse de son esprit. « Ce lettré, qui a pris tous ses grades, disait de lui Anatole France, jette volontiers en l’air son bonnet de docteur et s’amuse çà et là à des espiègleries d’écolier. » N’attachons pas non plus grande importance aux contradictions, les unes voulues, les autres involontaires dont il a parsemé ses premiers écrits ; ce sont jeux d’un esprit très libre, très hospitalier, prodigieusement intelligent, qui aime à faire le tour des idées et des questions avant de conclure, et qui abuse un peu de sa souplesse et de sa force pour acquérir le droit d’en bien user. Même à ses débuts d’ailleurs, il sait affirmer ou nier, quand il le faut ; et l’on n’a pas oublié l’exécution magistrale,