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du Rocher-Portail et de Montaurin, laissant une grosse fortune à ses cinq enfans, dont une fille, devenue duchesse de Brissac avec deux millions et demi de dot, avait débuté vers 1585 comme valet d’un marchand de toiles. Longtemps charretier, il n’avait jamais chaussé que des sabots. La première fois qu’il mit des souliers à ses pieds, racontait-il plus tard, il en était si embarrassé qu’il ne savait comment marcher.

Son maître ayant pris la sous-ferme des impôts d’une partie de l’évêché de Saint-Malo, Ruelland qui avait épousé la fille d’une fruitière de Fougères, femme de chambre de Mme d’Antrain, sous-afferma à son tour quelques hameaux et réalisa un petit pécule, avec lequel il fit, sur les frontières de Bretagne, un trafic d’armes au temps de la Ligue entre les deux partis. Il y gagna 100 000 francs et partit de là pour l’opulence et la noblesse, grâce à la taxe des boissons qu’il s’était chargé de recouvrer à forfait dans toute la province.

Un autre domestique, comme celui-là « né aux finances, » fut Massé Bertrand, fils d’un paysan d’Anjou, qui, d’abord laquais chez le président Gayan, puis clerc chez un procureur, ensuite commis, parvint insensiblement à être trésorier de l’Epargne (1628), — caissier central du Trésor, — seigneur de La Bazinière et mourut riche de 20 millions (1640). Ce La Bazinière était, paraît-il, un ladre qui, lorsque à son tour il eut des valets, ne les payait point et trouvait moyen de les garder chez lui, « attendant que l’humeur libérale prît à leur maître. » Mais il avait de l’orgueil pour sa race ; son fils, marié à une demoiselle d’honneur de la Reine, eut des armes et des couronnes à son carrosse ; le Roi ne dédaigna pas de danser le ballet chez lui ; sa fille, mariée à l’intendant de justice en Anjou, avait un écuyer qui portait l’épée au côté et, pleine de mépris pour la noblesse de robe, traitait de petites gens les parens de son mari.

Gil Blas serait aujourd’hui trop invraisemblable. Le Sage sans doute ne choisirait plus le même type ; mais, à la date de publication de son roman (1715), l’ascension d’un laquais imaginaire ne pouvait guère choquer les contemporains puisqu’il y avait douze ans à peine que Gourville était mort. Or Gourville, Gil Blas de la réalité, dépassait fort celui de la fiction. Jean Héraut savait lire et écrire, c’était son seul capital. Après avoir débuté chez un procureur d’Angoulême, il entre comme valet