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aussi lui tenir compte des circonstances exceptionnelles qui entravent fréquemment sa marche et l’empêchent d’appliquer ses vues. Pour n’en citer qu’un exemple frappant, c’est bien la situation extérieure qui lui a défendu d’abolir la gabelle, l’impôt flétri par tous les philosophes et économistes du temps, l’impôt qui a fait couler tant de sang et que Necker a jugé en ces termes : « Un cri universel s’élève, pour ainsi dire, contre lui... C’est assez longtemps avoir vécu sous des lois de finance véritablement ineptes et barbares ! C’est assez avoir exposé des millions d’hommes aux atteintes continuelles de la cupidité ! C’est assez avoir mis en guerre une partie de la société contre l’autre[1] ! » Si, en dépit de cette éloquente apostrophe, il a dû reculer devant l’abolition d’une taxe intolérable, c’est que la gabelle, chaque année, rapporte 52 millions et qu’on ne peut vraiment, en pleine guerre d’Amérique, priver l’État d’une telle ressource. Cette grave question du sel, c’est à peine s’il y touche pour tenter d’établir légalité du prix dans toutes les provinces du royaume, ce qui aurait détruit au moins le mal de la contrebande intérieure. Cette modeste réforme elle-même, il ne peut que la préparer ; il n’aura pas le temps de la mener jusqu’à la conclusion parfaite.

Ici, et dans certains autres cas analogues, on ne peut accuser que la force des choses. Mais c’est bien le comte de Maurepas, c’est bien l’appui qu’il prête à l’égoïste résistance des classes privilégiées, qui arrêtera Necker dans l’abolition désirée d’un des abus les plus odieux légués par l’époque féodale. N’est-il pas singulier qu’à la fin du XVIIIe siècle, on rencontre encore des vestiges du droit exorbitant de « mainmorte et de servitude, » que certains grands seigneurs continuaient d’exercer sur la fortune de leurs vassaux, prélevant à leur profit les biens de ceux qui décédaient sans enfans légitimes et s’arrogeant le droit d’apporter de grandes restrictions à la liberté de tester ? Si tenaces cependant étaient encore les préjugés, si puissante la cupidité qui, sous couleur de tradition, s’obstinait au maintien d’une législation surannée, que Necker n’osa pas braver tant de colères et décréter franchement une suppression que l’on représentait comme une « atteinte à la propriété[2]. »

  1. Compte rendu des finances pour l’année 1781, par Necker. — Traité de l’administration des finances, publié par le même en 1784.
  2. Journal de Véri.