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journaux pangermanistes liront de ce langage, parfaitement légitime et modéré, des conséquences inquiétantes. « Il y a cinq millions de baïonnettes derrière chaque commerçant allemand, » disait dernièrement la Post. L’armée et la marine mises au service du commerce, c’est la doctrine de l’impérialisme, celle de M. Joseph Chamberlain, adaptée à la force allemande : « l’Empire, c’est le commerce, » disait Joë. « Nous conquerrons nos colonies sur le Rhin, » disait Bismarck. Etrange et significative évolution ! Sous le second Empire, nous représentions la civilisation industrielle dans son éclat ; c’était nous, armés du principe napoléonien des nationalités, qui inquiétions l’Europe et troublions le monde ; nous croyions à une Allemagne idéaliste, à une Allemagne de philosophes, de poètes et de musiciens. Aujourd’hui, l’Allemagne est absorbée dans sa besogne matérielle ; les philosophes originaux y sont rares, rares aussi les grands écrivains, mais elle produit à foison des philologues et des exégètes, des chimistes et des physiciens, comme elle produit de l’acier, de la houille, des canons, de l’or, des hommes ; elle adore la force matérielle, la science et la richesse, et c’est elle aujourd’hui qui inquiète le monde.

Cette Allemagne nouvelle a pesé lourdement, dans ces dernières années, sur notre vie nationale. Mais qui pourrait dire combien, après nos grands déchiremens intérieurs, cette politique lancinante que l’Allemagne a pratiquée à notre égard aura été salutaire à notre relèvement matériel et à notre santé morale ? C’est en face d’une France en armes que s’est constituée, au temps des grands ancêtres, l’unité nationale allemande à laquelle Bismarck a donné son expression dans l’Empire ; de même, c’est la pression de l’Allemagne sur nos frontières mutilées qui sert d’aiguillon à notre vie nationale, qui en resserre la cohésion, qui nous prémunit contre les enchantemens mortels du pacifisme et de l’humanitarisme, qui nous éloigne des politiciens semeurs de haines et fauteurs de divisions, qui nous apprend, par une dure expérience, que le premier des biens, c’est, pour un peuple, l’indépendance, et la première des vertus, la volonté de vivre. L’Allemagne est pour notre moi national la lumière du non-moi. La génération nouvelle, celle qui n’a pas vu la guerre, est, nous ne disons pas plus patriote, mais autrement patriote que celle qui en avait subi les désastres après les avoir, en partie, mérités : celle-ci voulait la revanche d’une défaite,