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dix mots, quel n’en a cherché que deux, quel a déniché dans son lexique une phrase toute traduite. Que d’ailleurs, c’est un procédé barbare et néfaste de faire chercher trois cents fois dans le dictionnaire, pendant dix ans, le mot numerus au même élève, au lieu d’employer une demi-heure, s’il le faut, à introduire ce mot, avec ses divers sens bien compris, dans la mémoire dudit élève, et de veiller ensuite à ce qu’il ne l’oublie point. J’exigeai donc que chacun des concurrens traduisît en un quart d’heure, avec l’unique secours de ses connaissances acquises, les huit vers qui composent la pièce. Les versions furent lues à haute voix : ce ne fut pas un des momens les moins joyeux de l’épreuve. Ce qui me contrista pourtant, ce fut que nul des trois concurrens ne parut avoir jamais entendu parler, avant ce jour, du célèbre : carpe diem, qui commence le dernier vers de l’ode. Me croirez-vous si je vous dis que Noël traduisit hardiment carpe par « carpe ? »

Les jeunes filles s’étaient, durant cette première partie de l’examen, copieusement moquées des garçons. Les garçons prirent leur revanche quand le même système de version rapide, sans lexique, fut proposé aux demoiselles pour l’anglais et l’allemand. J’avais choisi un sonnet de Shakspeare, nullement inextricable, et un morceau d’article extrait du Berliner Tageblatt. Le résultat fut moins désastreux que pour le latin et le grec : néanmoins, les versions abondèrent en contresens ; nombre de mots furent constatés inconnus ; May Footner elle-même se blousa dans un tercet de son poète national. Bref, confusion des filles, revanche bruyante des garçons, qui renièrent, du coup, toute galanterie et tout esprit de flirt.

Pour épuiser la question langage, il me restait à prouver à mes jeunes Français qu’ils ignoraient leur propre langue. Je n’imitai pas ce pédant de Mérimée ; je ne dictai pas de problème d’orthographe ; il est trop facile de faire faire une faute par ligne, dans une dictée, à une personne même cultivée, et cela ne prouve à peu près rien contre sa culture. Autrement grave est d’ignorer le vrai sens des mots, et c’est le cas général. Ou en ignore un bon nombre, et on connaît le reste à peu près.

Je dictai cette réflexion de La Rochefoucauld :


Un habile homme doit savoir régler le rang de ses intérêts, et les conduire chacun dans son ordre ; notre avidité le trouble