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vous savez combien j’aime ses feuilletons dramatiques ! Mais prenons par exemple Rousseau qu’il ne connaissait guère, de son propre aveu, avant de « se colleter » avec lui. Si vous ouvrez l’excellent Manuel bibliographique de la littérature française moderne de M. Gustave Lanson, vous constaterez que le chapitre consacré à Rousseau ne comprend pus moins de quatre cent trente numéros. Admettons, j’y consens, qu’il y ait là un peu de luxe, et quelques superfluités. Je n’exagérerai certainement pas en réduisant à deux cents le nombre de volumes ou d’articles qu’il y aurait lieu de lire, et quelques-uns d’assez près, pour bien posséder, dans ses parties essentielles, la « littérature » proprement dite du sujet. Et je ne compte pas, dans cette évaluation, la lecture et la méditation des œuvres mêmes de Rousseau. Je n’y fais pas entrer non plus ce que l’on pourrait appeler la littérature indirecte de la question. Car, pour parler avec une certaine précision de l’auteur de l’Emile, il faut bien connaître Voltaire. Montesquieu, Diderot, Buffon, d’Alembert, d’autres encore, bref, la littérature et l’histoire politiques et sociales de son temps ; il faut avoir étudié les divers salons où il a fréquenté ; il faut se représenter avec exactitude le milieu genevois et suisse dont il ne s’est jamais complètement dépris : calculez vous-même tout ce que cela suppose de volumes à dépouiller, et dites si je ne suis pas resté encore au-dessous de la vérité en évaluant à quatre ou cinq années de travail la durée nécessaire de cette enquête préalable. Et, bien entendu, nous n’exigeons pas du critique qu’il se livre à des recherches originales et érudites ; nous ne lui imposons pas l’étude des sources de son auteur, l’examen de ses manuscrits conservés à la Chambre des Députés, à Neuchâtel et à Genève ; nous n’attendons pas qu’il collationne des textes, exhume des documens inédits, recueille des variantes ; non, nous lui demandons simplement d’être au courant, et d’appuyer ses interprétations personnelles sur une connaissance suffisamment complète du sujet qu’il va reprendre après tant d’autres. Est-ce là être trop exigeant ? Il est vrai que cela seul est, par le temps qui court, une tâche assez rude. Mais on n’a pas le droit de s’y dérober. Et ce que je viens de dire de Rousseau, je pourrais le répéter, mutatis mutandis, de Fénelon comme de Chateaubriand. Je n’aurai pas le pédantisme de rechercher si M. Jules Lemaître a soumis sa fantaisie à pareille discipline.