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pâli sur les livres des philosophes de profession, il me semble qu’il a des « clartés » fort suffisantes de Darwin et de Spencer, d’Auguste Comte et de Schopenhauer ; je doute, à dire vrai, qu’il ait poussé plus avant son enquête ; je ne trouve chez lui nulle trace de Nietzsche, des « philosophies nouvelles, » celle de M. Boutroux, celle de William James, celle de M. Bergson ; et je ne vois pas qu’il ait nulle part, comme le faisait récemment Loti, cité le nom de l’auteur de l’Évolution créatrice. Tout au fond, je crois bien qu’il a gardé quelque tendresse de cœur pour la philosophie qu’on lui enseignait dans sa jeunesse : elle ne lui paraît ni « superficielle, » ni « surannée ; » il déclare la Profession de foi du vicaire savoyard « le plus beau credo du spiritualisme qui ait été écrit, » et non seulement à ses yeux, « les argumens du spiritualisme valent bien ceux des métaphysiques qui passent pour plus distinguées, » mais encore il voit dans cette doctrine « une religion » parfaitement « capable d’agir sur la vie. »

Ceux qui, il y a un demi-siècle, vivaient encore de cette religion naturelle, étaient généralement fort sévères à l’égard, sinon du christianisme, tout au moins du catholicisme. Tel n’est pas précisément le cas de M. Jules Lemaître. Entièrement détaché du dogme, il a l’incrédulité parfois un peu railleuse, jamais agressive. Sous l’influence de Renan sans doute, mais aussi par bonté et « honnêteté » native, il a gardé pour la religion de son enfance une certaine affection tendre. Quoiqu’il ait été souvent bien dur pour ce que l’on appelait, il y a vingt ans, le « néo-christianisme, » « la piété sans la foi » est un des sentimens qu’il a le mieux connus et le plus spontanément exprimés. « Et notez bien, — disait-il, fictivement, à Veuillot, — notez bien que vous, je vous comprends, je vous aime, je vous pardonne tout. Et j’aime les saints, les prêtres, les religieuses, — non par une affectation de largeur d’esprit, ou par une espèce de niaise et suffisante coquetterie morale. J’aime réellement presque tout ce que vous défendez, et je le défendrais moi-même à l’occasion... » Je crois bien d’ailleurs que M. Lemaître s’en est tenu à ces excellens sentimens, qu’il n’a pas eu ce que j’appellerais volontiers la curiosité active des religions, et qu’il s’est, à très peu près, contenté de vivre sur « les six années de catéchisme de persévérance qui ont suivi sa première communion, et où il a entendu réfuter toutes les