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Dans la plupart des grands « portraits littéraires » qui composent la galerie de ses Contemporains, M. Jules Lemaître avait jadis coutume, quand il avait analysé l’œuvre et la pensée, l’art et le talent de chacun de ses modèles, de résumer son « impression » personnelle en une formule abréviative et pittoresque, quelquefois piquante et cinglante comme une épigramme, le plus souvent frappante, juste et décisive comme une définition. Vous rappellerai-je quelques-uns de ces « résumés » où l’esprit de finesse se donne parfois si drôlement des airs d’esprit géométrique ? « C’est l’Arpin de l’athéisme, dira-t-il de l’auteur des Blasphèmes. — « Ces deux frères siamois de l’écriture artiste, »


C’est nous-mêmes, messieurs, sans nulle vanité,


pourraient dire les frères de Goncourt. — « L’œuvre candide, sévère et un peu fruste de ce Balzac du clergé catholique et des paysans primitifs[1] : » je ne pense pas qu’on puisse, en moins de mots, mieux caractériser Ferdinand Fabre. Et l’on peut croire aussi qu’il n’est « pas trop absurde de définir les Rougon-Macquart : une épopée pessimiste de l’animalité humaine. » Et je sais bien qu’il faudrait tout l’esprit de M. Jules Lemaître pour avoir le droit de le croquer et de le « ramasser » en une ligne. Mais, après un long commerce avec tous ses livres, je voudrais pouvoir dire que je vois en lui quelque chose comme un arrière-petit-fils de Montaigne qui se serait nourri de Racine et qui aurait beaucoup écrit dans les journaux…

Car il a beaucoup écrit dans les journaux, et si l’on doutait que ce fût pour son bien, il faudrait entendre sa protestation personnelle :


Le journalisme est un très bon exercice, quand on a le tempérament lissez robuste pour y résister et quand on garde l’ambition et qu’on se réserve le temps d’élaborer des œuvres plus réfléchies. Il développe et achève de former ceux qu’il n’abrutit pas. Il gâche le style de ceux qui n’en ont point et en fait un je ne sais quoi qui n’a plus de nom : mais ceux qui sont nés avec le don d’écrire, il fortifie leur style, l’assouplit, le simplifie, le dépouille. Il ne leur laisse pas le loisir d’écrire avec affectation. Il les condamne à être clairs. Il les sauve de la solitude prétentieuse, de l’infatuation et des rêves obscurs des cénacles. Il les tient en contact avec la réalité

  1. Je m’en voudrais, dans ce savoureux article, sur Ferdinand Fabre, de ne pas relever encore ce mot délicieux : « Ainsi, pas une phrase qui ne sente en plein l’église, pas une qui ne porte la soutane » (p. 310).