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plus raffiné de s’égayer ainsi aux dépens du prochain.

Mais Carmontelle était bien trop avisé pour appuyer le trait et risquer d’irriter ses victimes. Ses caricatures ne sont jamais méchantes ni scandaleuses, mais, au contraire, badines et souriantes. Il eût fallu vraiment se montrer d’humeur bien acariâtre pour en garder rancune. Ne cherchons donc pas dans ces courtes piécettes, au dialogue heureusement coupé, frappé au coin d’une mondanité superlative, l’amertume révoltée d’un Beaumarchais, ni même ce goût de « rosser sur autrui, » comme dit M. Maurice Donnay, qu’ont porté à sa perfection les auteurs de notre Théâtre libre. Carmontelle n’a pas davantage la hardiesse ni l’ampleur d’un Théodore Leclercq, dans la satire morale et politique. Il est de son époque et sait conserver ses distances. Ses Proverbes gardent le ton d’un galant marivaudage de Cour, d’un babil spirituel sur les jolis rien du cœur.

Il les mettait en scène lui-même et fort soigneusement, surveillant les répétitions, dirigeant les acteurs et se fâchant très fort, affirme le baron de Frénilly, lorsqu’on lui massacrait son texte. Il fallait apprendre sa prose aussi religieusement que les vers de Racine. Par prudence aussi, il se réservait les rôles ingrats, ceux des maris bernés, des amoureux hors d’âge, des Cassandre et des Pantalon, à la fois ridicules, avares et jaloux, dont eût pu s’effaroucher la susceptibilité des nobles interprètes. Mme de Genlis affirme sa supériorité dans cette sorte d’emploi.

Pour donner une idée de sa « manière » je vais résumer ici l’un de ses proverbes les meilleurs : le Distrait qui a eu l’honneur d’inspirer Alfred de Musset et dont le poète des Nuits s’est même si bien souvenu qu’il en a transcrit des scènes entières sans y changer un mot, dans On ne saurait penser à tout.

Præsens abest, a dit énergiquement Térence, nous sommes dans l’hôtel d’une jeune veuve, la comtesse de Belle-Roche. Plus hurluberlu encore que Ménalque ou le Léandre de Regnard, le marquis de Marière, — le Valberg de Musset, — y est entré, se figurant bonnement aller aux Tuileries. Il est fort épris de la comtesse et sa passion lui brouille l’entendement. Un solliciteur, le chevalier de Saint-Léger, l’accompagne :


LE CHEVALIER, suivant le marquis, — Mais, marquis, pourquoi dites-vous que vous voulez vous promener aux Tuileries et me faites-vous pénétrer ici ?